Chapitre 1

Son cœur fit un bond.

Il resta interdit.

Portant la main à sa poitrine, il regarda sa sÅ“ur aînée[1] Doudou avec une expression où se mêlaient la crainte et la souffrance. Une lueur naquit dans ses yeux. Une lueur semblable à celle d’un charbon ardent qui se meurt. Une lueur mate, jaune. Elle disparut aussitôt. Il hocha la tête et dans sa bouche édentée, marmonna quelques mots comme s’il les broyait. Croisant les bras derrière son dos bossu, il se remit en route comme si de rien n’était.

C’était donc cela !… Ah ! Toutes ces années qui ne reviendraient plus ! Comme le temps passait vite ! Il avait encore devant les yeux les regards noirs et lumineux de sa Zèlhé. De ses mains teintes au henné, elle emmaillotait sa fille, sa petite Sati. C’était hier encore… avant-hier, à la rigueur. Impossible, absolument impossible que tant d’années se fussent écoulées ! Il n’avait tout de même pas perdu la tête.

Mais sa sÅ“ur aînée Doudou ne mentait pas. Elle ignorait même ce qu’était le mensonge. Celui qui était en face d’elle pouvait prendre la mouche et se fâcher… elle n’en tenait pas compte. Tout ce qui lui venait à l’esprit, tout ce qu’elle savait et ressentait, elle le disait franchement, à l’instant même. Elle se moquait de ce que l’on pensait d’elle.

Du reste, qui se serait permis de juger ce que disait Doudou ? Personne… Depuis plus de cinquante ans, n’était-elle pas l’unique sage-femme, l’unique rebouteuse du village, celle qui retirait le nouveau-né du ventre maternel pour le plonger dans les innombrables souffrances du monde ? N’était-ce pas elle qui veillait à ce que le mort partît, les lèvres et les yeux clos pour son dernier voyage ? C’était elle…

Alors, pourquoi lui en aurait-on voulu ? Parce qu’elle disait ouvertement les défauts des êtres dont le destin la touchait de si près ? Il n’en était pas question… Et personne n’y songeait…

Dès qu’il aperçut sa maison, Késimoglou hâta le pas. Il voulait arriver chez lui le plus vite possible. Arriver le plus vite possible et regarder cette fois sa fille avec les yeux d’un étranger. C’était impossible… Sati n’était pas encore bonne à marier, voyons !… Comment sa sÅ“ur aînée Doudou pouvait-elle tenir de tels propos ! Au beau milieu du chemin, elle lui avait barré le passage, disant : « Prends garde, Késimoglou ! Prends garde, on va te prendre Sati… »

Qui aurait pu lui prendre sa fille ? Elle était à lui. Gare à celui qui… Il s’arrêta, réfléchit un instant. Non, il ne fallait pas parler comme cela. Celle qui était venue n’était pas n’importe qui. C’était Fadimé Kadin, la première femme du fameux Karaayakoglou Halil Agha[2] devant qui chacun baissait la tête et s’inclinait avec terreur. Sa petite Sati était peut-être encore haute comme trois pommes. Elle n’avait peut-être pas l’âge de se marier, mais si Karaayakoglou en avait envie, rien ne l’empêcherait de prendre un nouveau-né comme femme et de l’élever dans son lit…

Mais non !… Pourquoi jeter le manche après la cognée ! Les choses n’en étaient pas là… Il n’était tout de même pas enragé à ce point, le mécréant ! Il n’avait tout de même pas perdu la raison au point de vouloir épouser une gamine qui allait sur ses treize ans, la crapule !… Sati avait le même âge que sa petite-fille. Elle était peut-être même plus jeune encore… Il voulait sans doute la marier à Davoud, son plus jeune fils…

Non, non… Doudou ne pouvait se tromper. Si Karaayakoglou avait voulu Sati pour son fils, ne se serait-elle pas réjouie de le voir entrer en famille avec un agha ? Fadimé Kadin en avait certainement trop dit. Elle avait dû dévoiler les projets de l’agha.

Une enfant de douze ans… Quel âge avait Zèlhé lorsqu’il l’avait enlevée ? Treize ans ? Si elle ne les avait pas, c’était tout comme. Il n’avait pas vu le temps passer… Le dernier de ses enfants, le seul qui lui restait des dix qu’il avait eus, sa petite Sati, avait à son tour atteint l’âge de se marier…

Il entra chez lui en hochant la tête. Faisant jouer sous sa coiffe sa chevelure semblable à une épaisse gerbe de flammes, Sati l’accueillit, la main sur la poitrine. Doudou avait raison. Ce que l’on disait était vrai. Il en fut stupéfait…

Il ne s’en était jamais rendu compte. Il avait entendu bien des choses au café. On lui avait dit qu’il avait élevé la plus jolie perdrix de toute la contrée de Bozdag,[3] mais il n’y avait jamais fait attention.

Ces réflexions étaient sans doute allées aux oreilles de l’Agha puisque sans la moindre honte, il avait envoyé sa femme, Fadimé Kadin, comme marieuse.

Il examina sa fille du coin de l’œil. Elle était belle, vraiment très belle… Digne d’un fils d’agha. Peut-être même plus belle encore… On aurait dit que quarante flammes s’élevaient de ses quarante nattes…

Sa mère non plus n’était pas commune. C’était une yeuruk[4]. La plus jolie fille de la tribu des Tchakirlar. Voilà pourquoi il l’avait enlevée… Lorsqu’il l’avait demandée en mariage, on lui avait répondu qu’elle était déjà fiancée. On ne donnait pas une fille déjà fiancée. Cette réponse l’avait mis hors de lui. Une nuit, au risque de se mettre à dos tous les hommes d’une tribu, il avait attaqué le campement. Les yeuruks avaient été pris de court. Ils avaient cru que les montagnards respecteraient les coutumes. Lui ne les avait pas respectées…

Il ricana… hi… hi… Il savait qu’ils seraient pris au dépourvu. Lorsqu’on lui avait dit que Zèlhé était déjà fiancée, il n’avait pas soufflé mot, feignant de se résigner. Il était certain que cette attitude les tromperait. Mais quelle pluie de balles derrière lui, quand il avait enlevé la jeune fille !… Heureusement qu’il avait bien choisi son moment. En pleine chaleur de l’été, les yeuruks ne pouvaient descendre de la montagne. Quant aux villageois, ils avaient déjà pris le chemin de la plaine. Il avait ainsi gagné du temps et Zèlhé était restée avec lui. Elle avait des cheveux blonds semblables à de la soie. Des cheveux tout doux et des yeux noirs comme du charbon. On n’avait jamais vu cela chez une yeuruk. Les yeuruks ont généralement les yeux couleur du ciel. Son père, sa mère et toute sa famille étaient pourtant bien yeuruks ! Mais c’était comme cela, voilà tout… Elle avait une beauté étrange. Une beauté dont on ne se lassait pas.

Et la petite ressemblait à sa mère. Ses cheveux n’étaient pas blonds, mais ses yeux étaient très noirs. Noirs comme du jais. Et ses pommettes rouges ressortaient sur son visage aux traits fins. Ses cheveux brillaient comme les flammes d’un brasier… Elle était bien telle qu’on le disait. C’était la plus jolie perdrix de toute la région.

Il ricana de nouveau… hi… hi… Sa fille était sans égale. Il n’y avait pas plus jolie… Voilà pourquoi l’agha rôdait autour, comme une vieille fouine autour d’un poulet.

Il se redressa et la regarda durement. « Je le tuerai, » dit-il tout fort. « Je le tuerai sans hésiter… » Sati lui jeta un regard craintif. C’était étrange ! Son père qui l’examinait à la dérobée et riait sous cape depuis un bon moment, venait de crier d’une voix rauque : « Je le tuerai… » Il n’était pas dans son état normal. Quelque chose l’avait mis en colère, mais quoi ?

Késimoglou eut peur de sa propre voix. Pourquoi se faisait-il tant de mauvais sang ? Rien n’était sûr… Il allait peut-être marier sa fille à Davoud…

Davoud était tout à fait le gendre qu’il aurait souhaité. Il était peut-être un peu niais, un peu nigaud, mais c’était le fils chéri du plus puissant agha de la contrée. Sati vivrait dans l’abondance… Il ne fallait pas qu’elle connût la misère, qu’elle souffrît. Ils en avaient assez supporté jusqu’à ce jour. Il ne désirait plus rien, plus rien du tout pour lui-même dans ce bas monde, mais pour sa fille, sa jolie petite, rien ne lui semblait assez beau…

— Le repas est-il prêt, ma fille ? demanda-t-il.

Sa colère était tombée. Il se moquait des racontars de Doudou. Fadimé était venue chez lui ? Et puis après !… Elle ne l’avait pas mangé ! C’était son droit après tout. N’était-ce pas la femme de l’agha ? Elle pouvait entrer chez qui elle voulait… En sortir quand elle voulait.

*

**

Lorsqu’elle avait vu arriver Fadimé Kadin, Doudou avait trouvé cela louche. À son avis, c’était Hassan fils de l’orphelin, qui convenait le mieux à Sati. Hassan avait beau être un ancien valet de ferme, il était devenu si robuste que personne, depuis plusieurs automnes, n’arrivait à le vaincre à la lutte. Il aurait dû être chétif, ne pas tant grandir… Impossible qu’un valet de ferme et surtout un valet de ferme de Halil Agha devînt un gaillard haut comme une porte. Mais Dieu avait rendu possible l’impossible. Il lui avait donné un buste aussi large qu’un deuven[5], la taille d’une branche et le corps d’un chêne. Outre cette force extraordinaire, il l’avait doté d’un courage absolument inouï… C’était indescriptible. On en était médusé.

Lorsqu’il se mettait à chanter des mânis[6], à réciter les poèmes des bardes, c’était la même chose, on restait bouche bée. Les plus jolis chants, les bozlaks les plus vifs, les kotchaklamas[7] les plus entraînants s’envolaient de ses lèvres. Sullu avait une belle voix. Dans l’obscurité du matin, elle vous tirait du sommeil, telle la caresse d’une main de velours. Cependant, même lui avait reconnu que sa voix n’était rien en comparaison de celle de Hassan.

De quoi parlaient les citadins à l’époque des vendanges ? Pourquoi tenaient-ils tant à engager Hassan comme porteur ? Parce qu’il soulevait six hottes avec autant d’aisance qu’un nid d’hirondelle, pardi ! Et il n’était pas le seul à travailler d’arrache-pied. Il entraînait tous ceux qui l’entouraient. Pas étonnant que les vignerons lui paient sa journée plus cher qu’aux autres ! Pauvres coupeuses qui tombaient dans sa rangée ! Il leur menait la vie dure ! Et le soir, par-dessus le marché, il se moquait d’elles, leur fredonnant sous le nez des petits airs guillerets… Elles devenaient folles de rage, mais n’osaient rien dire, ne voulant pas entendre parler de couper du raisin pour un autre porteur. Le bel Hassan ! Il avait des yeux profonds et chauds qui vous regardaient avec un étrange éclat et vous racontaient des choses venant tout droit de l’âme et du cœur. La colère des jeunes filles se dissipait à l’instant même. Elles commençaient de chanter, dans l’espoir qu’il brûlerait d’amour pour elles et que la flamme qui habitait leur cœur l’embraserait aussi…

Hassan n’y prêtait pas attention. Aucune ne l’intéressait. À croire qu’il ne pensait pas du tout à se marier, qu’il ne se rendait pas compte qu’il était temps. Un garçon comme lui flamberait un beau jour comme un brasier. Le feu de l’amour tomberait en lui à l’improviste. Et ce serait sans remède. Les kotchaklamas qui s’envoleraient de ses lèvres deviendraient des chants d’amour et répandraient le feu. Il ne cesserait de se lamenter et de tourner autour de ses aînés pour implorer leur aide.

Ce feu, c’était justement Sati qui devait l’allumer. La plus jolie fille de Bozdag devait être la chance du garçon le plus vaillant de la montagne et de la plaine. Il fallait unir ces deux êtres que Dieu avait créés avec tant de soin. C’était le désir de Doudou… et celui de tous les villageois… Mais elle craignait qu’on ne laissât pas une si belle fille à un garçon comme Hassan… Un gros richard, une grosse huile allait surgir de quelque part et emporter cette jolie perdrix. Le jeune homme n’y pourrait rien. Impuissant, il ne pourrait que se désoler et gémir.

Voilà d’ailleurs ce qui s’était passé aujourd’hui. Fadimé était venue chez Késimoglou sans la moindre raison ni le moindre motif. Doudou savait fort bien que lorsque les Karaayak, leurs femmes et leurs enfants se posaient quelque part, c’était toujours pour emporter quelque chose. Même s’ils tombaient, ils se relevaient avec une poignée de terre dans la main. Elle avait suivi Fadimé pour voir ce qu’elle allait faire. Elles avaient bu un café en bavardant et elle avait tout de suite compris… Fadimé voulait se montrer discrète, mais à la dérobée, elle examinait Sati de la racine des cheveux à la pointe des pieds. Finalement, Doudou n’avait pu s’empêcher de lui demander si le temps était venu de marier Davoud. Fadimé avait répondu qu’il était encore trop jeune. Doudou avait alors compris que ces regards étaient pour l’agha. On parlait beaucoup de Sati, dans le village. Ce n’était pas dans les habitudes des montagnards. Il était honteux de parler à tort et à travers d’une jeune fille. Ça ne s’était jamais vu jusqu’à ce jour. Mais la beauté de Sati parlait d’elle-même. Quelles que fussent les exigences des traditions et toutes les interdictions, les lèvres s’entrouvraient pour chanter sa beauté…

Karaayakoglou avait dû entendre tous ces éloges… Celui qui avait l’habitude de se tailler la part du lion dans ces montagnes, ne manquerait pas de réclamer son droit sur l’une des femmes qui y vivaient. Et si Sati était vraiment telle qu’on le disait, il la garderait pour lui… Ce serait inévitable… On aurait beau faire, Sati lui appartiendrait.

Poussée par cette crainte, Doudou avait couru à la rencontre de Késimoglou. Elle avait voulu lui dire : « Méfie-toi ! Ne donne pas ta fille à ce vieillard avachi. Ce serait trop dommage. Elle s’étiolerait sans avoir profité de sa jeunesse, sans avoir réalisé un seul de ses désirs. As-tu oublié toutes ces perdrix rousses qui sont entrées chez les Karaayak ? As-tu oublié que toutes ces belles aux joues vermeilles parsemées de grains de beauté en sont ressorties chacune dans un cercueil ? Ne leur donne surtout pas ta fille. Prends-la, emmène-la loin d’ici, ne la livre pas aux Karaayak. Reste sans abri, demeure loin des tombes de tes ancêtres, mais sauve-la. Ne laisse pas ce vieux chasseur dévorer cette jolie perdrix rousse. » Mais c’est à peine si elle avait pu prononcer un mot. Késimoglou s’était éloigné nonchalamment.

Sans se décourager, elle l’avait suivi, lui aussi… Et quand elle avait jeté un coup d’œil par la fenêtre de sa maison, elle était restée stupéfaite : elle l’avait surpris dévisageant Sati à la dérobée, comme Fadimé. « Ils ont perdu la raison », s’était-elle dit en secouant la tête. Puis elle avait souri… Si quelqu’un les avait vus en cet instant, il les aurait sûrement pris pour des fous, elle y-compris…

« La plaine nous purifiera, pensa-t-elle. Dès que nous nous mettrons au travail, nous oublierons ces mauvaises plaisanteries. Pourvu que d’ici là Karaayakoglou ne fasse des siennes ! Pourvu qu’il n’interdise pas à Késimoglou de quitter le village ! »

Elle n’en demandait pas plus… Sinon, tous les projets qu’ils avaient faits s’envoleraient au vent, comme une feuille d’automne… en tournoyant.

*

**

Ignorant tout des évènements, Hassan était assis au café. Ali le Boiteux devait leur rapporter des nouvelles de la ville. C’était à lui que Sullu, se sentant vieillir, avait cédé les affaires de la plaine. Même si Sullu continuait à faire figure de chef du village, les villageois avaient compris que le jour où il mourrait, ce serait Ali le Boiteux qui le remplacerait.

Personne, à part eux deux, n’avait le droit de pénétrer en ville. C’était comme un tabou. Les autres allaient et venaient comme ils l’entendaient, mais n’entraient jamais en ville. Ils avaient beau séjourner chaque année un mois dans la plaine, ils revenaient toujours sans avoir vu Alachéhir. C’était pour eux un endroit redoutable. C’étaient les contes de leurs souvenirs, la peur de leur cœur. C’était le repaire des djinns[8], des fées et des géants effrayants. En ville, il y avait des vampires qui couchaient les enfants dans des berceaux parsemés d’aiguilles et en suçaient le sang.

Ils avaient grandi avec cette peur et les citadins étaient à leurs yeux des êtres extraordinaires. Et ils avaient raison puisque ces citadins triomphaient des innombrables dangers de la ville et que chaque automne, c’étaient eux qui les commandaient dans les vignes. Tout cela prouvait bien qu’ils étaient différents d’eux, encore plus forts qu’eux… Il fallait voir comme ils les rabrouaient ! Comme ils les rudoyaient ! Mais s’ils ne leur avaient pas donné de travail et ne les avaient pas payés en retour, ils seraient morts de faim.

Un montagnard ne pouvait se mêler à eux. Il pouvait être leur domestique, leur ouvrier pendant les vendanges, mais il lui était impossible de devenir un citadin. Il aurait d’abord fallu qu’il apprît à vaincre tous ces monstres de la ville… Les citadins devaient être immunisés dés leur naissance. Un montagnard ne l’était pas. Ensuite, il aurait fallu qu’il sût s’habiller comme eux, se tenir comme eux. Ce n’était pas facile… Pas facile du tout…

Un des leurs… le plus puissant, le plus intelligent du village pouvait s’approcher d’eux après s’être fait dire des prières pour se prémunir contre les démons. Il pouvait alors aller leur parler dans l’espoir d’obtenir de l’embauche pour l’été. Mais les djinns et les fées foudroyaient tous ceux qui se rendaient en ville sans avoir pris leurs précautions. Combien n’en étaient jamais revenus !…

Hassan avait étalé sur le banc les larges jambières de son pantalon de toile bleue. Assis sur une jambe, il balançait l’autre et écoutait ce que l’on disait autour de lui.

Les villageois se plaignaient. Sur ce versant de Bozdag, il n’y avait pour ainsi dire plus rien qui fût digne du nom de terre… Et quand il se mettait à pleuvoir, qu’il neigeait et que la neige fondait, elle entraînait le peu qu’il restait. Il n’y avait plus de forêt, non plus… Il ne leur restait que la plaine. C’était leur seul espoir, leur seule ressource…

Des collines dénudées, des rochers pointus qui ricanaient… la terre avait disparu… sauf chez les Karaayak… Leurs champs à eux se trouvaient sur le plateau, en terrain plat… Autrement, leur terre aussi se serait éboulée… Si elle ne bougeait pas, c’était que Dieu avait ses raisons…

Qui sait, peut-être avait-il chargé Karaayakoglou de veiller sur ses villageois… Peut-être lui avait-il dit : « C’est à toi que je donne, je retiens ta terre, puissant Halil Agha, mais viens en aide à tes villageois. » Que disait leur religion ? Que le riche devait veiller sur le pauvre et l’abondance sur la misère. Voilà sans doute pourquoi les Karaayak récoltaient dix fois plus que ce qu’ils avaient semé…

Malheureusement, Halil Agha ne leur donnait pas un radis. Bien qu’il possédât les meilleures terres de la montagne, il n’avait pas un geste pour eux. Il aurait pu dire : « Venez mes villageois ! Prenez ! » Ou bien… Au lieu de laisser ces terres en friches, venez donc les ensemencer. De toute façon, vous m’aidez… Comme je n’ai pas le temps de le faire, c’est vous qui labourez mes champs, qui relevez mes récoltes au moment de la moisson. Profitez-en… » Tu parles ! C’était bien le dernier de ses soucis !… Quand il donnait quelque chose, il veillait à reprendre le triple…

N’était-ce pas à cause de cela que la plaine était leur seul espoir de survie ? Pourquoi attendaient-ils le Boiteux comme on attend le retour d’un pèlerin ? Pourquoi toutes ces discussions ? Parce qu’il allait bientôt arriver et apporter des nouvelles. Parce qu’il allait leur dire : « J’ai parlé avec les vignerons. Ils vous envoient le bonjour, cette année, nous allons travailler dans telle et telle vigne… »

*

**

Lorsqu’Ali arriva à proximité du village, on annonça la nouvelle au café. Il était là, le visage souriant. On voyait que les affaires avaient bien marché.

Tout le village alla au-devant de lui… Monté sur son âne, sa jambe boiteuse repliée sur elle-même et l’autre allongée de tout son long, il tirait sur sa cigarette.

Lorsqu’il s’arrêta devant le café, ils le dévisagèrent en silence. Il descendit de son âne, salua l’assemblée et se dirigea vers Sullu avec qui il échangea quelques mots à voix basse. Le visage de Sullu s’éclaira. Il se retourna vers ses villageois, disant :

— Allez vite ! Dépêchez-vous ! On nous attend en ville.

Les hommes se dispersèrent. Les femmes s’affairèrent. On prépara des sacs de tarhana[9] et de farine. Hassan rassembla devant lui les chèvres dont le lait leur avait servi tout l’hiver et se dirigea vers le sommet de la montagne.

Il devait aller rejoindre son oncle Omer et lui confier les animaux. Omer s’en occuperait jusqu’à leur retour. Leurs chèvres allaient gambader dans les pâturages à côté des moutons des Karaayak. Elles allaient engraisser et l’hiver suivant, résoudre le problème du beurre, du fromage et de l’aïran[10].

Omer était le meilleur berger des montagnes environnantes et le maître berger des Karaayak. Il conduisait à lui seul des troupeaux dont plusieurs bergers ne venaient pas à bout. Il s’entendait bien avec les moutons et les chèvres. On aurait dit qu’il leur parlait. Il leur faisait faire tout ce qu’il voulait…

Il étendait sa houppelande sous un poirier sauvage, s’asseyait en tailleur, inclinait la tête sur son épaule, glissait son fifre entre ses lèvres et faisait si habilement jouer ses doigts calleux sur les trous de l’instrument que l’on aurait pu croire que le troupeau se rassemblait et se dispersait de lui-même alors qu’en réalité tous les ordres du berger sortaient de ce petit fifre.

Omer était le vrai oncle de Hassan, le frère de son père. Comme il aimait beaucoup son neveu, il n’avait jamais le courage de refuser quand c’était lui qui amenait le troupeau. Si c’était quelqu’un d’autre, il se faisait prier, créait des difficultés… Mais à Hassan, il ne disait jamais non.

Hassan lui avait pourtant désobéi en renonçant à son emploi de valet de ferme, en voulant être indépendant, en désirant partager la faim et la misère des villageois.

« Prends donc exemple sur moi », lui avait-il dit à l’époque, tel un grand devin qui prédit tout d’avance. « Je ne risque ni la faim ni la misère… Derrière moi, les puissants Karaayak, devant moi, un troupeau de plusieurs centaines de têtes. Ces terres sont mortes. Ne t’attire pas d’ennuis. Une fois que ça va mal, il est trop tard pour faire marche arrière. Ne t’occupe pas de ces terres. Laisse-les s’ébouler toutes seules…

Hassan ne lui ressemblait pas. Il était sans protection. À peine né, il avait perdu sa mère et peu de temps après, son père. Il était entièrement resté à la merci des Karaayak… Mais lorsqu’il avait atteint l’âge de comprendre, il s’était mis en tête d’exploiter lui-même les terres de son père. Un jour où Halil Agha était de bonne humeur, il lui avait demandé la permission de le quitter et l’avait obtenue. À l’époque, il était encore tout gosse. Mais il avait probablement déjà fait le projet de devenir un second Karaayakoglou…

Il avait voulu s’occuper de ses champs, y tracer des sillons pleins de semence, y récolter des moissons pleines d’épis… Il avait voulu les faire fructifier sans relâche…

Comment racontait-il tout cela à son oncle ? Lorsque l’hiver recouvrait la terre d’une couverture blanche et que la vie s’arrêtait, Omer descendait au village… Hassan lui rendait visite et, tantôt au moyen de vers ou de chants vieux de milliers d’années, tantôt au moyen de son fifre dont il jouait presque aussi bien que lui, il exprimait sa foi dans l’avenir…

Malheureusement, il avait été obligé de reporter tous ses espoirs sur la plaine. Ses rêves n’étaient plus qu’une légende, qu’une histoire que l’on se racontait…

*

**

Quand Hassan redescendit de la montagne, il trouva les villageois prêts à partir. Sa tante Doudou qui le considérait comme son propre enfant et partageait sa chambre avec lui l’attendait. Elle avait roulé les vieux couvre-pieds et les couvertures en poils de chèvre qui devaient leur servir de lit dans la plaine et les avait attachés aux deux bouts avec une ficelle afin de pouvoir les porter à l’épaule, comme un fusil.

Sullu leur fit faire leur prière du matin. Ils se recueillirent longuement puis chargèrent leurs affaires.

Saluant la caravane d’espoir qui s’avançait sur l’étroit sentier de montagne, le soleil illumina la terre. Tout devant, monté sur un vieil âne, un vieux chef de file dont la barbe blanche descend jusqu’au ventre. Juste derrière lui, Ali le Boiteux dont la jambe infirme pend de la selle… Puis des femmes portant leur plus jeune enfant dans le dos… Des hommes transportant des lits. Des jupes de coton multicolores s’envolant dans la brise matinale. Des enfants qui s’amusent et parmi eux des chiens qui profitent de l’agrément d’une promenade distrayante. Des ombres qui s’allongent. Un cortège coloré, interrompu par endroits, mais qui dessine des boucles et des courbes.

Sullu chante d’une voix douce que l’âge n’a pas altérée. Il s’efforce de leur faire paraître le chemin moins long, mais ses lèvres sont desséchées et il vient de regarder Hassan, lui faisant signe de prendre la relève. Finalement, il se tait, le menton tremblant…

Tous les yeux se tournent vers Hassan qui devine la pensée des villageois. « Il faut que je commence, se dit-il. L’oncle Sullu s’est tu. C’est à mon tour. Il faut au moins que je les conduise au-delà des Monts de Derbent. » Tous les chants qu’il connaît lui viennent en même temps à l’esprit. Des vers sans cesse nouveaux de chants sans cesse nouveaux se bousculent sur le bout de sa langue. Il doit les mettre en ordre… Il doit en choisir un pour commencer. Mais c’est toujours comme cela. Dès qu’on lui demande de chanter, il n’arrive pas à se décider.

Pir Sultan, Dadaloglou, Karadjaoglan, Emrah, Nessimi, Naïli, Younous, Firkati, Hourchit[11]… Chacun lui dit de commencer par lui. Leurs chants s’accumulent… Il lève la tête, mais la baisse aussitôt. Difficulté de choisir… Difficulté de ne pas pouvoir choisir…

Doudou qui marche derrière lui, n’y tient plus. Elle le secoue.

— Allons ! Ne fais pas de manières…

Et comme s’il n’attendait que cet encouragement, Hassan se met à chanter. Il chante d’abord des chants de caravane. Sa voix est si puissante que tout Bozdag en retentit.

La nature s’éveille brusquement. Des voix s’élèvent de chaque précipice, de chaque roche, de chaque source. Les villageois oublient le chemin. Leurs pieds ne touchent plus terre. Tels des anges, ils s’élèvent au-dessus de l’étroit sentier. À chaque battement d’ailes, ils franchissent une montagne, une crête. Les enfants sautillent en frappant dans leurs mains. Tous sont suspendus aux mélodies qui s’envolent des lèvres de Hassan. Ils vivent un bonheur dont ils ne se lassent pas, le bonheur d’un monde inconnu.

Puis la nostalgie envahit Hassan. Les premiers sentiments de nostalgie depuis leur départ… Il se retourne et regarde tristement, loin derrière eux, les montagnes qui creusent des distances entre ceux qui s’aiment et au cœur desquelles coulent des eaux vives…

Ses chants ne parlent plus que des montagnes. Les villageois réfléchissent. L’histoire racontée par chacun de ces chants pénètre dans leur vie. Ils pensent aux poètes qui les ont composés. Ils cherchent Pir Sultan autour d’eux, espérant que cet être immortel va surgir de derrière une montagne…

Puis c’est au tour de Karadjaoglan d’occuper leurs pensées. Une houppelande sur ses épaules, un saz[12] à la main, ne serait-il pas dans les parages, à la recherche de son Elif[13]…

Et Nèssimi qui n’est pas revenu sur ses paroles même quand on l’a écorché vif ? Et Dadaloglou dont le règne s’étendit sur tout le Taurus ? Et Keuroglou qui, sur son coursier gris pommelé, composa une ballade tout en brandissant son cimeterre contre le bey de Bolou ? Et Aïvaz ? Où sont tous ces grands poètes ?

Les montagnes se transforment à leurs yeux. La nostalgie de Hassan grandit et devient commune à tous. Les têtes se tournent d’elles-mêmes. Les regards se troublent et deviennent gris. Ils pensent aux violettes qui tout là-haut, embaument au creux de minuscules touffes de verdure… Ils revoient le spectacle multicolore des sapins vert et noir, des marguerites, des tulipes sauvages et des coquelicots… Les enfants oublient de frapper dans leurs mains. Un frisson les parcourt. La peur de ne plus revoir ces paysages se tapit dans leur cœur. Derrière eux, Bozdag ondule comme une bien-aimée. Elle agite la main…

« Ce garçon ne vivra pas longtemps », pense Doudou, tout en traînant les pieds. Puis elle a peur de ses pensées et demande pardon à Dieu. C’est lui qui donne, c’est à lui de reprendre… Qui a le droit de se mêler de ses affaires ? Sait-elle ce qui va arriver le lendemain pour entretenir de si sombres pensées ?

Et puis, ce n’est pas Hassan qui a composé ces chants… Ce sont les bardes. Les bardes de Dieu. Ce sont eux qui ont vu, senti et chanté. Hassan ne fait que choisir et répéter. Tout le monde connaît ces chants. Elle-même pourrait les chanter tout entiers si elle mettait la main sur son oreille…

Seulement voilà… Hassan les chante au bon moment. C’est là sa supériorité, sa force. Il doit savoir, sentir quelque chose de particulier pour si bien trouver les mots qu’il faut. Tantôt il met l’accent sur la caravane, tantôt il s’adresse à la montagne… Et la montagne lui répond… C’est inexplicable !… On dirait qu’elle parle, qu’elle est domptée. On dirait un disciple près de son maître. Elle n’écoute pas, elle vit…

— Mon Dieu, dit-elle tout fort, pardonne-moi mes mauvaises pensées. Nous, les ignorants, nous préparons de nos propres mains le feu qui nous dévorera en enfer, et après, nous nous demandons comment nous en sommes arrivés là… Est-ce à nous de juger ? Il s’agit de Hassan, du vaillant Hassan dont les chants embrasent les monts et les plaines. Sommes-nous capables de comprendre ce qu’il dit pour juger ?

Puis elle ajoute :

— Puisqu’il chante si bien, prête l’oreille et écoute, vieille folle ! Ne t’occupe pas du reste…

Brusquement, Hassan entonne une chanson gaie qui fait bondir le cœur des villageois. « Ah ! Voilà qui est mieux ! Pourquoi nous attrister avec des chants nostalgiques ? » Et ils se souviennent.

Ils se rappellent la façon dont Hourchit de Derbent chantait pendant son séjour dans leur village. Exactement comme Hassan. Tout doucement d’abord, tristement, puis pinçant de plus en plus fort, de plus en plus vite les cordes de son saz, jusqu’à ce que les fleurs, les fichus brodés et les cotonnades à ramages s’envolent d’allégresse…

Hassan, lui, ne joue pas de saz. Il n’arrive pas à se décider. Sans doute n’est-il pas encore assez mûr. Mais un jour viendra où il appuiera contre lui cet instrument au long manche et au ventre étroit. Les villageois en sont sûrs, car il appartient à la tribu Avchar, tribu ayant donné naissance à des bardes comme Dadaloglou, Karadjaoglan et Nèssimi… Hassan ne les décevra pas. Un beau matin, il s’emparera de son saz… Il suffit que ses dons se développent et que sa muse inconnue l’encourage.

Sa voix jaillira alors comme une source et s’enflera comme une cascade. Des paroles de justice s’envoleront des cordes de son instrument et les yeux du cœur grands ouverts, il chantera, chantera, chantera encore…

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Les villageois firent le tour des collines et descendirent jusqu’au bord de la rivière Zeytinchaï. Ils attachèrent leurs animaux et entassèrent leur vaisselle sous les trois saules touffus qui entouraient le puits du Rétameur. Puis ils déballèrent leurs couvertures et les étendirent sur le sable doux qui crissait sous les pieds… Le campement se remplit en un clin d’œil.

Les vignerons ont quitté la ville et pris aussi le chemin des vignes. Ils ont entassé leurs affaires dans des chariots aux roues grinçantes, et fait asseoir leurs enfants par-dessus. Le tout s’en va en cahotant. Lorsqu’une des roues s’enfonce dans l’ornière, le cheval qui tire une charge beaucoup trop lourde pour lui, hésite. La voix du cocher qui crie : « hue ! » résonne dans la plaine et les roues recommencent à grincer. À l’arrière, les enfants qui tiennent les lampes à gaz et autres objets fragiles poussent des cris de joie… Les uns après les autres, les gens de la ville s’installent dans les maisons ou les cabanes construites au milieu de leurs vignes.

Ces maisons sont des constructions en torchis recouvertes de plâtre. Le rez-de-chaussée sert la plupart du temps d’étable pour les animaux et de dépôt pour les instruments de travail. Les vignerons habitent l’étage supérieur. C’est ainsi qu’ils se protègent des serpents, des mille-pattes et des scorpions à queue annelée dont les piqûres sont fatales aux enfants.

Ceux dont la vigne est trop petite pour contenir une maison élèvent, à un mètre du sol, une cabane en roseaux qu’ils détruisent à la fin du mois de septembre. Une fois qu’ils ont étalé des kilims de Karahal[14] sur le plancher, ils disposent d’un abri suffisant pour la durée des vendanges. Un escalier de trois marches permet d’y accéder.

Les villageois sont installés. Ils n’ont plus qu’à attendre les ordres des vignerons. Sullu va de vigne en vigne et établit un programme de travail afin d’être en mesure de satisfaire toutes les demandes.

Qui coupera la première grappe ? Seront-ils plusieurs à vouloir le faire ? Il s’arrête longuement sur ce point et calcule dès maintenant ce qu’il ferait en cas de dispute. Pour les coupeuses, pas de problème. Mais on ne peut en dire autant en ce qui concerne les étaleuses. La potasse dans laquelle on plonge le raisin avant de l’étaler au soleil provoque des crevasses dans la peau. Elle pénètre dans la chair, fendille les paumes des mains et les fait fondre. Les femmes qui sont désignées comme étaleuses se mettent aussitôt à bouder et ne se dérident pas avant leur retour au village. La plupart d’entre elles ont pourtant pris leurs précautions. Une semaine avant le départ, tout en espérant bien échapper à cette corvée, elles se sont enduit les mains de henné noir.

Les porteurs sont choisis parmi les garçons les plus robustes du village. Quant au trempeur, c’est toujours quelqu’un de la ville, car sa tâche est délicate et les villageois ne sauraient la mener à bien. En effet, si le mélange d’eau, de potasse et d’huile d’olive n’est pas fait selon les mesures exactes, le raisin a beau rester au soleil, il ne dore pas et le vigneron a un mal fou à le vendre. Comme les villageois sont conscients des limites de leur savoir, il n’y a jamais de mésentente à propos du choix du trempeur. Celui-ci gagne pourtant le double du porteur ! Mais il doit avoir les reins solides… Soulever du matin au soir des hottes pleines de raisin, les plonger dans le chaudron de potasse, les retirer, requiert une grande résistance physique.

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Le raisin de Piyamdji avait mûri de bonne heure, cette année. Une semaine au moins avant celui des autres. Sullu se frottait les mains. Au lieu de rester à ne rien faire, ses villageois allaient bénéficier d’une semaine supplémentaire de travail. Il était si heureux qu’il n’arrivait pas à fermer l’œil.

Il réveilla ses villageois dès l’aube. La vigne de Piyamdji était assez loin. Ils devaient se lever plus tôt que de coutume. Ils préparèrent et mangèrent à la hâte leur soupe au tarhana puis se mirent en route avant même que les premiers rayons du soleil n’inondassent les collines de lumière.

Ils descendirent vers le sud en suivant le cours de la rivière Zeytinchaï. La vigne de Piyamdji se trouvait à leur droite. Les fils de fer barbelés qui l’entouraient étaient interrompus par une barrière de bois peinte en vert. Sullu l’ouvrit. Tous s’engagèrent sur le sentier tracé par les allées et venues, entre les pieds de vigne suffisamment espacés pour laisser passer un chariot.

Lorsqu’ils arrivèrent devant le puits de la vigne, ils s’arrêtèrent, étonnés. Les autres années, il y avait une pompe à main à cet endroit. Le soir, l’un d’eux quittait son travail pour venir remplir d’eau fraîche le bassin, devant la pompe. Maintenant, ce n’était plus nécessaire. La pompe avait été remplacée par une éolienne. Le vent, en soufflant, faisait tourner l’hélice et l’eau coulait d’elle-même dans le bassin.

Ils n’avaient jamais rien vu de semblable. «  Sacré giaour,[15] se dit Sullu, dès qu’il y a quelque chose de nouveau, il est le premier à s’en servir… Mais au fond, il le mérite, il a beau être roum[16], il est plus humain que … » Craignant d’avoir parlé tout fort, il s’arrêta et regarda autour de lui pour voir si on l’avait entendu. Chacun était occupé à admirer la nouvelle installation. Rassuré, il compléta sa pensée. « Il est plus humain que les musulmans… À midi, il donne à manger à tous ses ouvriers, lui… Il est vrai que c’est l’homme le plus riche de la région ! S’il ne faisait pas ces largesses, qui les ferait !… Mais après tout, il n’est pas obligé… Et quel repas ! Un morceau de viande gros comme le poing pour chacun, du raisin qu’il met rafraîchir dans l’eau dès le matin et qui croque sous la dent… D’autres fruits qu’il paie de sa poche… Sans oublier les deux grappes qu’il vous glisse de force dans la main, le soir, en partant… »

Suivant le programme fait la veille, ils descendirent en bas de la vigne. Les coupeuses sortirent leur scie, les porteurs se jetèrent sur les hottes et firent un concours à qui en chargerait le plus grand nombre sur ses épaules. Le trempeur s’affaira autour de son chaudron. Sullu salua Piyamdji et se dirigea vers la plate-forme réservée à l’étalage et au séchage du raisin. Les mains derrière le dos, il examina longuement ses villageois qui fourmillaient parmi les pieds de vigne. Apercevant Hassan qui arrivait en courant, chargé, comme toujours de six hottes, il dit : « Dieu le garde ! Ce n’est pas un homme, c’est un chemin de fer !… » Puis il se réjouit de ce qu’il venait de dire et se mit à penser aux trains de la Compagnie Française qu’il avait pu contempler de loin. Poussant des cris stridents, ils allaient et venaient dans un grand fracas, leurs wagons découverts remplis de marchandises. Hassan était comme eux. Il allait et venait, une chanson sur les lèvres…

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Chapitre 2

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