Chapitre 3

Après avoir quitté Kèsimoglou, Sullu fit venir Hassan et lui exposa la situation. Il était fiancé à Sati. Désormais, il n’était plus seul. Il allait devenir un homme, l’homme d’un foyer. Dès leur retour au village, il devait construire une maison, un toit pour abriter sa femme. Il fallait que ce fût terminé avant la noce. Au besoin, les autres garçons du village lui donneraient un coup de main. Si tout le monde s’y mettait, il aurait fini à temps.

Hassan ne se sentait plus de joie. Les anciens du village des Rochers étaient des gens de cœur et de tête. Dès qu’ils avaient compris leur amour, ils les avaient fiancés. À mesure que les vendanges avançaient, ses chants devenaient plus gais, plus prometteurs.

Sullu ne le laissait pas souffler une minute. Même la nuit, il l’envoyait aider les vignerons à trier le raisin. Il faisait aussi travailler Sati et Kèsimoglou d’arrache-pied, afin qu’ils amassassent beaucoup d’argent et puissent faire la noce dont ils rêvaient.

Dans d’autres circonstances, les villageois auraient protesté. « Laisse-nous un peu de travail à nous aussi !… » auraient-ils dit à Sullu. Mais ils se taisaient. Au contraire, dès que Sullu semblait négliger Hassan, ils le rappelaient à l’ordre… Ils étaient prêts à tout pour faire plaisir à un orphelin. Ils désiraient de tout leur cœur l’union de ces deux êtres. Ils bouillaient d’impatience. Ali le Boiteux devait aller en ville faire des achats pour la noce. Cette fois, il emmènerait peut-être Hassan avec lui pour qu’il choisît la robe de mariée en velours rouge et les chaussures vernies. Mais ce n’était pas sûr… On ne savait jamais avec les anciens !

Il y avait aussi la question de l’agha. Sullu s’en chargea, non sans appréhension… Si Fadimè était venue chez Kèsimoglou, c’était que Halil Agha avait une idée derrière la tête. Comment passer outre ?… Il réfléchit et décida de tout mettre sur le compte de l’amour. L’amour était sacré dans la montagne. Karaayakoglou serait bien obligé de s’incliner.

La mort n’était rien pour un agha. Ce qui était insupportable, c’était de voir sa tribu se révolter. Halil n’ignorait pas cet état de choses. Si ses villageois réussissaient à vaincre une fois leur peur et lui désobéissaient, il perdrait tout son pouvoir. Les villageois n’auraient plus aucun respect à son égard. Il ne pourrait plus mener le village à la baguette. Il ne s’agissait d’ailleurs pas seulement des Rochers… Seize autres villages de montagne lui obéissaient au doigt et à l’œil… La suzeraineté n’était pas seulement une affaire d’argent et de biens. C’était avant tout une question d’autorité. Tout était dans la force des mots. Cette force perdue, ce serait fini. Les Karaayak deviendraient des gens ordinaires… Ils n’auraient plus qu’à faire leur balluchon et quitter Bozdag. Et ce n’était pas rien de perdre en un instant une suzeraineté qui durait depuis tant d’années…

Halil savait que l’essentiel était de ne pas en arriver là, aussi ne fit-il aucune objection lorsque Sullu lui annonça leurs projets. Il formula des vœux de bonheur tout en caressant sa moustache poivre et sel. « C’est moi qui ai élevé Hassan, dit-il, c’est à moi de danser le premier à ses noces et de payer tous les frais. »

Sullu rapporta la bonne nouvelle à Hassan qui se dirigea aussitôt vers la forêt. La hache sur l’épaule ; il marcha toute une journée… Il abattit les arbres les plus réguliers, les tailla de ses propres mains et fit plusieurs voyages pour les descendre sur son dos, jusqu’au village. Là, il rabota le bois, en fît des pieux, des poutres, des travées.

Il alla ensuite chercher de la paille, amassa de la terre, les mélangea, ajouta de l’eau et obtint de la boue qu’il remua longuement, enfoncé dedans jusqu’aux genoux.

On vint l’aider. Ses camarades du même âge voulurent tous lui donner un coup de main. Ses frères désiraient contribuer à son bonheur. Il les renvoya. Il voulait tout faire lui-même. Il voulait que ce fût entièrement son œuvre. Ils s’en allèrent sans répliquer.

Hassan avait raison. N’importe qui aurait agi comme lui, n’importe qui aurait voulu construire à la sueur de son front chaque parcelle de la maison qui devait être celle de Sati…

Il dressa les colombages dans le terrain vague situé juste en face de chez sa grand-mère Doudou et éleva les murs en faisant couler de la boue. Pour que la maison fût bien aérée, il ouvrit une porte sur le devant et deux petites fenêtres carrées sur les côtés.

Donnant plus d’épaisseur au mur du fond, il y creusa un foyer et tout près, une large cavité destinée à servir de garde-manger. Ainsi, la farine et le tarhana ne prendraient pas l’humidité.

Il attendit que les murs fussent secs, aligna les poutres du plafond et les recouvrit de planches sur lesquelles il commença à faire couler de la boue mélangée de sel. Le sel durcit la terre et empêche la pluie de s’infiltrer.

Quand on en est au toit, la maison est presque terminée. L’automne est la saison des noces. Les villageois font leurs préparatifs. Tandis qu’il étale la dernière couche de boue, Hassan ne se tient plus de joie. Pieds et torse nu, un sac en poils de chèvre sur le dos, il va et vient sur l’échelle qu’il a fabriquée lui-même. Il chante les vieux chants de Bozdag. Sa joie résonne sur le flanc des montagnes. De fines gouttes de sueur recouvrent son corps. Sa poitrine s’élargit à chaque fois qu’il respire.

Il sera bientôt midi…

Hurmuz, la femme de Youssouf fils de Sédir a préparé le repas. Son mari va bientôt sortir de la mosquée et se précipiter à table. Quenouille en main, elle est assise sur le pas de sa porte. Elle file la laine tout en bavardant avec Hassan.

Celui-ci ne s’arrête pas pour autant. Il lui répond tout en continuant d’aller et venir sur son échelle. Il pile la boue pour qu’elle ne laisse passer ni la pluie ni la neige de la montagne. Hurmuz le conseille :

— Repose-toi un peu, mon garçon ! Tu vas tomber malade !

— Je n’en ai plus pour longtemps, tante Hurmuz. Je me reposerai quand tout sera fini.

— Tu crois ça…

— Pourquoi pas ? Nous avons un long hiver devant nous…

— Oui, mais l’hiver, c’est pour nous, les vieux… Toi qui prends la plus belle perdrix de toute la contrée, comment veux-tu te reposer ?…

Hassan a honte. Entendant prononcer le nom de Sati, il se tait et frappe encore plus fort son pilon sur la boue.

Hurmuz dit vrai. Dans la maison neuve, il va rester en tête à tête avec sa Sati… Ils vont vivre ainsi tout un hiver, toute une vie… Qui parle de repos ?… Peut-il envisager un seul instant de se reposer dans la plénitude du bonheur qui l’attend ?…

— Tu ne dis rien, Hassan… insiste Hurmuz. On dirait que tu es de mon avis.

— Que veux-tu que je dise, tante Hurmuz…

— Ne dis rien, mon garçon. Moi, je comprends tout…

Et la conversation glisse vers la jeunesse de Hurmuz et celle de la mère de Hassan. Dans l’espoir de revivre, Hurmuz évoque le temps passé et, s’efforçant d’unir la veille au lendemain, Hassan enduit le toit de boue.

*

**

En préparant le repas de son père, Sati se rend compte qu’il ne lui reste plus d’eau. Elle doit descendre en chercher à la source. Elle s’empare de la cruche en bois de sapin que son père a taillé de ses propres mains et sur laquelle il a sculpté deux oiseaux afin qu’elle soit plus légère… Comme il a bien fait… On dirait que ce sont ces oiseaux aux ailes déployées qui la portent de la maison à la source, de la source à la maison.

Au coin de chez les Sédir, elle s’arrête et contemple Hassan qui s’affaire autour de la construction. Elle en est bouleversée. Comme il se donne de la peine… Comme il travaille dur… La boue se mêle à la sueur de son corps, mais il n’y prend pas garde. Et s’il tombait et se faisait du mal ?…

Comme il est fort !… Avec quelle aisance il soulève l’énorme sac de boue !… Qui sait combien son amour est grand ! Vivement que les travaux soient terminés et que la noce ait lieu ! Vivement qu’elle puisse rester seule avec son mari, loin du monde entier… Ce doit être cela le bonheur…

Hurmuz s’est tue. Ses mains habiles filent la laine. Hassan se remet à chanter. Mais cette fois, il décrit ce qu’il fait. Sa voix poignante s’élève par vague dans la fraîcheur automnale et devient un lasso qui s’enroule autour des jambes de Sati.

« J’ai mis la paille, j’ai ajouté le sel et mon amour a embrasé l’univers. » Puis il fait parler les murs… Et à mesure que les murs s’élèvent, s’élève une flamme dans le cœur de Sati.

Elle prend la cruche dans ses bras et la presse contre elle de toutes ses forces, avec la nostalgie de son fiancé. On dirait qu’il a deviné sa présence… Tous ses chants parlent d’elle, du lendemain et de leur union…

Hurmuz s’étonne que Hassan ait changé de répertoire. Elle regarde autour d’elle et aperçoit tout à coup Sati. Il a dû la voir aussi. Mais non !… Impossible. Elle se cache dans l’ombre de leur maison. Doudou a raison : ce garçon a une force en lui, une intuition qui lui permet de voir ce qui se passe derrière son dos… Oui, mais Sati a bien mal choisi son moment pour épier son amoureux… Youssouf et son ami Mistan qui habite en face vont bientôt sortir de la mosquée. S’ils la surprennent en train de guetter Hassan, ils vont la blâmer… Et si la chose va aux oreilles de Késimoglou, cela risque de mal aller…

Une jeune fille ne doit pas observer ainsi son fiancé. C’est contraire aux traditions. Elle doit se sauver. Aussi dévorante que soit sa flamme, elle n’a pas le droit de s’afficher comme cela, le long d’un mur…

Hurmuz, elle, ne la blâme pas… Loin de là… Que de fois elle a guetté ainsi son Youssouf, pendant ses fiançailles ! Que de fois elle s’est cachée dans les coins, espérant l’apercevoir ! Mais elle doit faire son devoir d’aînée et ramener Sati à la réalité avant qu’il ne soit trop tard.

— Psitt !… dit-elle à voix basse. Sati regarde autour d’elle d’un air égaré. Apercevant la tête d’Hurmuz, elle reprend ses esprits. La cruche lui échappe des mains. Elle la ramasse, fait quelques pas, concentre toutes ses forces dans ses jambes, et s’enfuit vers la source.

Une flamme inextinguible lui brûle la poitrine. Près de la source, un des vers chantés par Hassan lui revient à l’esprit : « J’ai élevé quatre murs, pour ma bien-aimée. J’en ai élevé quatre… » Mais voyons !… C’est à elle d’orner l’intérieur de leur maison !… Elle n’y avait jamais pensé ! Elle a bien un lit et une couverture en poils de chèvre, mais cela ne suffit pas ! Elle sait ce qu’elle va faire…

Depuis la mort de sa mère, le métier à tisser dort dans un coin de la maison. Kèsimoglou ne l’a pas démonté. Il l’a gardé tel quel, comme un temple. Elle pénètre parfois dans la pièce où il se trouve et joue avec les maillons et le peigne. Il est temps qu’elle se mette à l’ouvrage. Il lui faut tisser un kilim, un kilim devant lequel tout le monde sera en admiration.

*

**

Tout comme Hassan avait fait parler les montagnes à travers ses chants, Sati fit parler le kilim à travers les motifs qu’elle composa. Elle se mit au travail dès son retour de la source. Elle demanda à son père de battre toute la laine laissée par sa mère et la fila une première fois. Elle fit faire des couleurs avec des racines d’arbre par sa tante Doudou, teignit la laine et la fila de nouveau.

Elle fixa parallèlement sur le métier les fils destinés à la chaîne, les carda, passa la laine de couleur dans les navettes. Elle travailla jour et nuit, comme Hassan.

Ne voyant plus Sati se promener dans le village, Iraz vint prendre de ses nouvelles. « Voilà bien longtemps que Sati n’est pas sortie, il faut que j’aille voir ce qu’elle devient » s’était-elle dit.

Lorsqu’elle entra, un flot de lumière venant d’une ouverture sur le côté tombait sur le kilim. Et sous cette lumière, on pouvait voir l’herbe onduler et les fleurs s’ouvrir… Sur les herbes vertes, il y avait un gros bouquet. De la marguerite au coquelicot, toutes les fleurs des montagnes s’y entrelaçaient, en une grande harmonie. On distinguait ensuite deux becs d’oiseaux. Il était déjà visible que ces oiseaux ne ressembleraient à aucun de ceux que connaissaient les montagnards. C’étaient des becs recourbés, brillants et jaunes. « Ce ne sont pas des pigeons, encore moins des perdrix, seraient-ce des aigles ? se demanda Iraz. Mais que chercheraient des aigles sur un kilim d’amour ? Qu’est-ce donc alors ?… »

Elle n’osa pas le demander, tant Sati était absorbée par son travail. Elle passait les navettes et cardait sans cesse la laine… À chaque passage du peigne naissait une histoire toute nouvelle, complètement différente de la précédente. Iraz demeura à la regarder. Elle était comme charmée. Elle avait les yeux fixés sur les motifs chargés de sens qui jouaient et s’animaient sous le torrent de lumière.

Elle n’aurait su dire combien de temps elle resta là. Entendant pleurer son benjamin, elle sursauta et s’éloigna tout doucement sur la pointe des pieds.

Elle avait perdu l’usage de la parole. Elle était stupéfaite, non pas de voir Sati tisser un kilim, c’était une des choses que les villageoises apprenaient dès leur naissance, mais de la voir tisser une telle légende. Si elle ne l’avait pas vu de ses propres yeux, elle n’aurait pas cru que c’était son œuvre.

Il y avait des kilims vieux de plusieurs centaines d’années, des kilims datant de l’époque du nomadisme, du temps où leur village n’existait pas. À ce moment-là, l’amour était quelque chose de plus sacré encore et les jeunes fiancés composaient des motifs plus difficiles. Aucun, cependant, n’était comparable à celui de Sati. Cela ne s’était jamais vu.

Les autres jeunes villageoises devaient venir apprendre comment un amour s’animait sur un métier à tisser. Un jour ou l’autre, ce serait à leur tour d’aimer. Et elles s’exprimeraient par des motifs décoratifs. Leur amour prendrait la forme de chaussettes multicolores, de kilims, et même de couverture en poils de chèvre…

Iraz était revenue à la réalité. Elle consola son fils et fit le tour du village en racontant ce qu’elle avait vu. « Allons ! dit-elle. Que les plus savantes d’entre vous viennent découvrir le sens de cette histoire et qu’un nouveau conte chante à nos oreilles. Venez résoudre cette énigme. »

Doudou hocha la tête d’un air sceptique. « La voilà qui porte aux nues un malheureux kilim ! Comme si cela valait la peine ! Sati ne fait que son devoir, après tout… Elle doit tout simplement modifier, selon son cœur, les courbes et les couleurs de motifs existant depuis des milliers d’années. »

Elle se trompait. Lorsqu’elle vit le kilim, elle se rendit compte de son erreur. C’était la première fois qu’elle voyait ce motif. Les autres villageoises pouvaient s’extasier à leur aise : même Doudou était restée stupéfaite… Chacune, jeune ou vieille, en chercha le secret et le découvrit selon son intelligence et la grandeur de son cœur. Puis tout ce qu’elles avaient dit fut mis bout à bout et se répandit dans la montagne sous forme de légende…

Lorsque la noce fut proche, les jeunes filles du village qui étaient restées près du kilim jusqu’à ce qu’il fût terminé l’emportèrent et l’étendirent dans la nouvelle maison. Celle-ci était plus belle qu’elles ne l’avaient espéré. Une odeur de terre fraîche s’en exhalait.

Karaayakoglou envoya des présents dignes d’un agha. « J’assisterai à la noce, dit-il. Je montrerai de quoi est capable un agha. Puisqu’ils brûlent d’un tel amour, je veux les aider. Que tout soit fait selon la grandeur des traditions de l’amour dans la montagne. S’il manque quelque chose, c’est à vous les vieux, que je demanderai des comptes. Sachez-le. Dites-moi ce dont vous avez besoin pour le repas de noces. Mes granges sont à votre disposition. Je ne lésine pas devant l’amour… »

Les villageois se réjouirent encore davantage. On avait beau dire, Karaayakoglou était un agha… Ils l’avaient accusé injustement… Il avait suffi qu’il envoyât sa Fadimè chez Sati pour qu’ils se méfiassent de lui… Il faisait pourtant tout pour eux, le brave homme… Il leur fallait demander pardon à Dieu de l’avoir mal jugé, et faire des prières supplémentaires pour se purifier de leur péché…

*

**

En réalité, Karaayakoglou ne tenait plus en place. Il n’arrivait pas à oublier le tour que lui avait joué Hassan. Il voulait se venger. Tout le village le regardait en riant sous cape…

Ah ! Il aurait bien su comment la reprendre, Sati, s’il n’y avait pas eu d’amour dans l’affaire. Mais pour le moment, il devait faire son devoir d’agha et les aider. Il allait envoyer son intendant à Derbent chercher Dello, le joueur de zourna[21] et le joueur de grosse caisse. Il voulait faire une fête extraordinaire. Il fallait que les paysans des autres villages dissent : « Voilà un agha généreux que le nôtre ! L’histoire d’amour qu’on lui a racontée l’a bouleversé et il a ouvert en grand les portes de sa demeure et de ses granges… »

Ensuite…

Ensuite, lui seul savait ce qui arriverait. Lui seul et Dieu…

S’il n’avait pas envoyé Fadimè chez Késimoglou, il n’aurait pas bougé le petit doigt. Maintenant, il était obligé de faire les choses en grand, sinon on l’accuserait d’être jaloux. On dirait qu’un agha tout puissant était jaloux de son affranchi…

Et pourtant, c’était vrai. Il était jaloux. Hassan n’était pas capable d’apprécier Sati à sa juste valeur, de la rendre heureuse. C’était un homme expérimenté qu’il lui fallait. Un homme comme lui… Quelqu’un de riche, pour qu’elle ne se fatiguât pas, ne vieillît pas avant l’âge… Elle ne devait pas salir ses mains teintes au henné. Le bonheur, elle ne pouvait le trouver que dans sa demeure.

« Sati est encore trop jeune. On verra au printemps prochain. », avait dit Fadimè en revenant de chez Kèsimoglou. Il l’avait écoutée et Sati lui avait échappé. S’il l’avait demandée en mariage à l’époque, il y avait belle lurette qu’elle aurait été à lui… Maintenant, il était forcé de cacher ses sentiments et de suivre le chemin tracé par Dieu.

Mais elle ne perdait rien pour attendre… Un jour, il aurait son mot à dire. Il leur montrerait de quel bois il se chauffait… Aussi bien à Hassan qu’à Sati…

La noce commença près de la source, à l’entrée du village. Dello, le joueur de zourna, fit signe au joueur de grosse caisse de commencer et, soufflant de toutes ses forces dans l’instrument, il exécuta des airs pleins d’espoir et de joie. Les jeunes allèrent à sa rencontre et revinrent en dansant vers le village. La baguette de la grosse caisse marquait la cadence. Les vieux s’étaient rangés sur le bord du chemin. Ils regardaient les joues de Dello qui mêlaient à l’air le son aigu et perçant de la zourna. « Ce n’est pas une bouche qu’il a, pensaient-ils. C’est un soufflet de forgeron. Ses joues ne retombent jamais, elles sont toujours gonflées. On dirait qu’il ne respire pas ou plutôt qu’il aspire l’air par ailleurs et le rejette par la bouche… »

Les vieilles se réunirent pour remettre du henné sur les mains et les cheveux de Sati. Halil Agha avait envoyé sa Fadimè pour les diriger. Le henné était de la même couleur que la robe de mariée en velours. On prépara un voile. Mille grâces pendaient de chacune de ses franges. On récita des mânis chargés de sous-entendus et de taquineries à propos des belles-mères et des belles-sœurs. Mais tout cela n’avait aucun sens pour Sati. C’étaient les traditions. Il fut aussi question de séparation. De qui allait-elle se séparer ? De son père, uniquement. Et encore ! Ils devaient habiter à deux pas l’un de l’autre. Ils prendraient leurs repas ensemble et elle continuerait à lui laver son linge. On ne pouvait appeler cela une séparation…

Tandis que les femmes, vieilles et jeunes, s’occupaient de Sati, les hommes s’efforçaient d’allumer un feu de camp sur la place du village. Karaayakoglou allait offrir à manger à tout le monde. Un repas offert par Karaayakoglou… Ils en avaient déjà l’eau à la bouche. Ils avaient vu ce que c’était au mariage de son fils aîné Mourat, de son cadet Tahir et de sa fille Nouriyè. Les plus âgés se souvenaient même de la noce de Halil Agha lui-même. Les Karaayak n’avaient pas leur pareil pour dresser une table copieuse… Et ils étaient les seuls à pouvoir le faire…

Doudou et Iraz s’enfermèrent dans la cuisine de Kèsimoglou, Mourtaza, l’intendant de Karaayakoglou, leur apporta tout ce qu’elles voulaient. Halil Agha fit tuer trois moutons afin que chaque invité pût manger du puryan[22]. Puisqu’un tel amour ne se rencontrait qu’une fois tous les cent ans, il ne voulait pas laisser échapper l’occasion de gagner son paradis en faisant tout pour le mieux…

Quand on a de la viande, le reste est facile. Doudou et Iraz préparèrent les puryans, firent des fritures, des légumes et des plats en sauce. L’odeur de la soupe au thym propre au repas de noces s’échappa de la marmite. Elles alignèrent les mets qui étaient prêts. Les hommes commencèrent à attendre Halil Agha qui devait présider le festin.

Bien qu’il eût rangé sa zourna dans un coin, Dello continuait d’agiter les doigts. Le joueur de grosse caisse avait posé son instrument près du feu pour qu’il perdît toute humidité et grondât encore plus fort.

Les femmes mangèrent de bonne heure. Elles n’eurent pas besoin d’attendre leur patronne : Fadimè était parmi elles. Elle leur fit signe de s’asseoir. Doudou appela à la cuisine Doursoun fils d’Adsiz et Salih fils de Timour. Elle les fit manger. C’étaient eux qui devaient servir les hommes. Ils allaient distribuer de l’eau et du pain à ceux qui en voulaient et emporter les marmites de cuivre, lorsqu’elles seraient vides.

Karaayakoglou fit son apparition au moment où les flammes du feu de camp s’élevaient à hauteur des toits. Doursoun et Salih s’esquivèrent aussitôt pour aller dresser la table chez Youssouf fils de Sédir. C’était là que les hommes devaient manger.

Halil Agha s’assit en tailleur dans un coin. Il fit asseoir Sullu à sa droite et Kèsimoglou à sa gauche. Puis, d’Ali le Boiteux à l’intendant Mourtaza, tous les vieux formèrent un cercle autour de la table. Karaayakoglou avança sa cuillère en bois vers la soupe au thym, et les autres cuillères commencèrent à aller et venir.

La soupe terminée vinrent le gueuvètch[23], les cornes grecques, les puryans, le kèchkèk[24], les courgettes, les compotes, les beurèks[25], et les baklavas[26]… On vida l’une après l’autre les cruches d’aïran, Doursoun et Salih ne s’arrêtèrent pas une minute… De l’aïran, de l’eau, des légumes, de la viande…

Doudou surprit Hassan à l’ombre de sa maison. Puisqu’il n’avait pas le droit de s’asseoir à table, il devait au moins avaler quelques bouchées debout sinon, le soir, il aurait faim et, comme dit le proverbe : « Ours affamé n’a point la force de danser… »

La fête, c’était en effet pour les adultes et les enfants. Le marié ne participait pas aux réjouissances ! Il se contentait de danser quand on l’en priait et de grignoter du bout des dents, quand on l’invitait à venir s’asseoir à une table. Et encore ! À condition qu’il n’y eût pas de jeunes gens de son âge à cette table… Ces derniers, en effet, ne rataient pas l’occasion de le bourrer de coups de poing… C’était leur manière de fêter l’événement.

Le repas terminé, les airs de Dello résonnèrent à nouveau dans tout Bozdag. Les flammes s’élevèrent à perte de vue au rythme de la musique.

« Hassan est à nous tous, dit Halil Agha. Sa noce est aussi la nôtre. C’est l’orphelin du village. Je vais danser le premier, selon les traditions de la suzeraineté. Allons, les vieux ! Suivez-moi ! » Il entra en sautant dans la clarté du feu et, toujours en sautant, se mit à tourner autour des grosses bûches. Chaque fois qu’il passait devant les anciens, il en attirait un dans la danse. L’enthousiasme de Dello redoubla… Un agha dansait au rythme de sa zourna. Il tournait avec la légèreté d’un jeune homme. Seuls les jeunes gens étaient capables de danser ainsi le zeybek, de lancer si aisément le pied en avant après l’avoir levé à hauteur du genou et de sauter sur une jambe avec autant d’agilité. Qui sait quel pourboire il lui réservait ! S’il dansait avec autant d’entrain, c’était qu’il était content de lui… Et lorsqu’ils étaient contents, les Karaayaks ne lésinaient pas sur l’argent…

Des prières de reconnaissance sur les lèvres, Sullu observe la joie de ses villageois… Tous, en commençant par l’agha dont ils ont dit tant de mal, se divertissent fraternellement autour des flammes. Le joueur de grosse caisse est au comble de l’enthousiasme. Il se tord et saute sur un pied en ployant le buste vers l’avant, à l’image des danseurs. Il fléchit les genoux, se renverse en arrière et frôle le sol de sa tête. On dirait qu’il frappe la baguette sur son ventre et non plus sur son instrument.

De fines gouttes de sueur perlent sur le corps des danseurs. Leurs bras dessinent des ombres dans la rougeur des flammes. La zourna se fait de plus en plus perçante. Le rythme de la grosse caisse s’accélère. Le lent, l’imposant, le calme et résolu zeybek semble conter une nouvelle légende. On dirait qu’il répète la fuite éperdue du bandit avant son départ du maquis, avant la paix, sa rencontre inattendue avec les gendarmes alors qu’il franchissait les montagnes pour aller rejoindre sa bien-aimée au bord d’une source. Le combat va commencer. Les sons qui s’échappent de la zourna ressemblent à des cris de guerre et la grosse caisse bat comme pour transmettre un ordre…

Les vieux dansèrent jusqu’à n’en plus pouvoir, ou plutôt jusqu’à ce que Karaayakoglou n’en pût plus… Ils cédèrent la place aux jeunes. La fête était commencée, c’étaient à ces derniers de la prolonger. L’agha avait fait son devoir de suzerain, il avait pris part à la joie de ses villageois et de son orphelin. Ils s’éloignèrent par petits groupes, comme des ombres, firent leurs ablutions avec l’eau de la grande jarre qui se trouvait près de chez Doudou et se dirigèrent vers la mosquée.

À mi-chemin, Sullu s’arrêta. « Marchez devant, » dit-il. Puis il se pencha, feignit de remonter ses chaussettes et fit un signe à Ilyas fils de Mirmir.

Ilyas s’approcha de Hassan et lui parla à voix basse… Après la prière, ils allaient se rendre dans sa nouvelle maison.

C’était là que devait l’attendre Sati. Ensuite…

*

**

De même qu’elles avaient paré Sati, les femmes du village transformèrent la nouvelle maison en chambre nuptiale. Elles allumèrent un bon feu, étendirent le lit juste au milieu de la pièce, posèrent un traversin à la tête et le recouvrirent d’une couverture de satin brodé. Ensuite, elles plièrent en quatre le tapis de prière, le placèrent dans la direction de la Mecque et quittèrent la pièce une à une, sauf Iraz. Iraz avait été désignée comme yengué[27]

Elle raconta à Sati ce qui allait se passer. Elle lui dit de ne rien craindre. C’était la première fois que sa respiration allait se confondre avec celle d’un étranger, la première fois qu’elle allait se trouver tout près d’un homme. Elle aurait peut-être peur. C’était normal. Cela ne ressemblait ni à l’amitié précédant les fiançailles ni aux fiançailles elles-mêmes. Si l’on représentait le bonheur de toute une vie sous forme d’une échelle, cette nuit en était le premier échelon. Mais cet échelon était si difficile à franchir que seules les jeunes filles qui avaient bien écouté et retenu les explications de leur yengué pouvaient atteindre ce bonheur. Elle devait bien prêter l’oreille…

Mais Sati en était incapable…

Elle n’arrivait pas à comprendre ce qu’on lui disait. Les mots résonnaient et se perdaient dans le tulle de son voile. Iraz parlait, parlait… mais sa tête bourdonnait de plus en plus fort. Elle pensait à son Hassan et imaginait cette nuit où, pour la première fois, elle resterait tête à tête avec lui. Les mots perdaient leur pouvoir. Elle était complètement absorbée par ses pensées.

Des pas s’arrêtèrent devant la maison. La prière du soir était terminée. Des bruits imprécis résonnèrent dans les oreilles de Sati. Sullu entonna une longue prière. Iraz la tira par le bras jusque derrière la porte. L’attente commença…

Dehors, les villageois donnèrent bientôt des signes d’impatience « Sullu ne rate jamais l’occasion de faire poireauter les gens debout !… Il n’en finit pas… » se disaient-ils intérieurement.

Enfin, Sullu se tut. Il promena ses mains sur son visage et sa barbe blanche puis se tourna vers Hassan :

— Hassan, fils de L’Orphelin, au nom de Dieu et de son Prophète, acceptes-tu de prendre pour épouse Sati fille de Kèsim ?

— J’accepte…

— Tout le monde a entendu ?

— Oui…

— Moi aussi…

Appuyant ensuite la bouche contre la fente de la porte, il dit :

— Sati, fille de Kèsim. Au nom de Dieu et de son Prophète, acceptes-tu de prendre pour époux Hassan, fils de L’Orphelin, devant les témoins ici présents ?

— ……

Pas de réponse… Sullu renouvela deux fois sa question. Toujours pas de réponse. Hassan fit passer tout le poids de son corps d’un pied sur l’autre. Les villageois tendirent l’oreille vers la porte. Il y eut un remous…

Sati avait perdu l’usage de la parole. Elle n’avait plus aucun rapport avec la réalité. Les explications d’Iraz et ce qui se passait derrière la porte l’avaient étourdie comme un puissant écho et l’empêchaient de réfléchir. Elle ne se rappelait ni ce qu’avait demandé Sullu, ni ce qu’avait dit Iraz. Elle était assommée, pétrifiée…

Iraz n’en revenait pas. Elle s’affola… Sati regrettait-elle ce qu’elle avait fait ? Elle avait maintes fois joué le rôle de yengué, mais il ne lui était jamais arrivé quelque chose de semblable. Les hommes étaient à bout de patience et Sati n’ouvrait toujours pas la bouche…

Elle la secoua.

Dis : « j’accepte ». Allons vite ! Dis : « j’accepte… »

Sati répéta machinalement les paroles d’Iraz. De l’autre côté de la porte, on entendit un immense soupir de soulagement. Les villageois étaient rassurés. Les pieds de Hassan ne touchaient plus terre tant on le serrait de près. Sullu tendit les mains vers le ciel et dit :

— Je vous marie, sous réserve que Hassan donne une pièce d’or à l’avance et trois autres pour la suite[28]. Dieu bénisse vos noces…

Tous les poings se levèrent et s’abattirent sur le dos de Hassan en même temps qu’on lui criait : « Allez ! Vas-y… »

Hassan tenta d’enfoncer la porte… qui résista…

Les poings se levèrent de nouveau.

Hassan se rua encore une fois sur la porte. En vain. Il la souleva alors de l’épaule et la renversa. Sati et Iraz tombèrent à la renverse. Dans l’embrasure de la porte, les villageois restèrent interdits, poing en l’air, ne sachant s’ils devaient se moquer ou non. « Que Dieu le garde ! » dirent-ils enfin « que Dieu le garde ! Il a réussi à enfoncer la porte… »

Iraz regarda un instant l’assemblée prête à frapper puis ramenant les pieds sous son corps, elle se releva, tira la porte derrière elle et céda sa place de gardienne à Ilyas fils de Mirmir. Celui-ci déchira prestement un morceau de sa ceinture et attacha l’anneau de la porte à celui de l’encadrement.

Dès que la porte se referma derrière lui, Hassan se pencha vers Sati, lui prit les mains pour l’aider à se relever. Dans l’âtre, une grosse bûche éclairait l’intérieur de la chambre. Hassan souleva le voile. Le visage rose de Sati qui formait un contraste avec le noir de ses sourcils enduits de khôl, brilla comme la lune. Ses yeux s’illuminèrent. Ils avaient le même éclat que ceux de Hassan.

En tombant, sa coiffe avait glissé sur le côté et ses cheveux s’étaient répandus sur ses épaules. La lueur rougeâtre de la bûche s’y reflétait, leur donnant une nuance argentée. Hassan les remit en ordre, les caressa et respira l’odeur de ses mains. Mêlant leur haleine brûlante, ils se regardèrent de nouveau comme pour apaiser une vieille nostalgie. Hassan tendit les mains puis, se ravisant, il serra les poings, se détourna lentement et étendit sur le sol le tapis de prière.

Sati se plaça à un pas de lui. Il mit le pouce derrière le lobe de ses oreilles. Elle leva les mains à hauteur des épaules. « Gloire à Dieu » dirent-ils l’un après l’autre…

Et ils commencèrent la prière de la nuit de noces.

Hassan remuait imperceptiblement les lèvres. Sati s’était glissée entre ses yeux et ses paupières et n’en bougeait pas. Il voulait penser à Dieu et le remercier de les avoir unis. Il voulait s’acquitter de sa dette en se donnant corps et âme à cette prière, mais c’était impossible.

Sati est là… Tout près… Juste derrière lui. S’il ne craignait pas d’annuler sa prière en tendant la main vers elle, il pourrait la toucher. Tout cela, c’est parce que Dieu l’a voulu… parce qu’il en a décidé ainsi… Mais il n’arrive pas à diriger ses pensées vers lui. Les sourcils noirs et réunis au milieu du front de Sati, le reflet de ses joues vermeilles et, surtout, l’éclat de son regard, sont sans cesse présents devant ses yeux. Nostalgie brûlante impossible à apaiser…

Il secoue la tête dans l’espoir d’éloigner cette vision, essaie de se concentrer, mais quelques secondes plus tard, ne sait de nouveau plus où il en est. Il recommence, s’embrouille encore… S’il réussissait une bonne fois à ne penser qu’à Dieu, il aurait pourtant vite fini…

La prière de la nuit de noces ne comprend que deux parties, mais Sati n’a jamais fait de prière aussi longue… Même la prière nocturne du ramadan lui semblait plus courte. Pourtant Sullu a vieilli. Il fait tirer les prières en longueur, croyant ainsi réduire le nombre de génuflexions…

Hassan fait un ultime effort et termine sa prière. Ses gestes sont dictés par l’habitude. Levant les mains vers le ciel, il fait part de sa joie à son Dieu…

« Mon Dieu, dit-il, mon Dieu, c’est à ta grandeur que je dois ce bonheur. Je me suis épris de Sati. La flamme qui était en moi me dévorait tout entier. Tu m’as accordé son cœur, et toute la nature, et toutes les créatures nous sont venues en aide. Nous nous sommes mariés… Elle n’a pas été Elif ni moi Karadjaoglan, elle n’a pas été Chirin ni moi Ferhat, elle n’a pas été Zuleyha ni moi Youssouf[29]. Nous ne nous sommes pas cherchés par monts et par vaux en chantant des chants d’amour. Nous n’avons pas erré de village en tribu, mais crois-moi, mon Dieu, notre cœur est aussi généreux que le leur, notre flamme aussi consumante. Fais que nous soyons toujours heureux. Permets-moi de finir mes jours près de la beauté inaltérable de ma Sati. Amen… »

« Amen, » répéta Sati derrière son mari. Elle passa ses mains sur son visage et se retrouva brusquement les joues dans les larges paumes de Hassan, qui lui retira son voile de mariée, lui ôta sa coiffe de sur ses cheveux couleur de flamme pour en respirer le parfum. Son haleine était brûlante comme la lave d’un volcan. De fines gouttes de sueur perlèrent à la racine des cheveux de Sati. Une odeur de printemps s’exhala. Une odeur de terre qui s’éveille à la fin de l’hiver, emplit les narines de Hassan.

Tenant le visage de Sati d’une main, il roula le tapis de prière de l’autre puis commença à déboutonner la robe de mariée brodée au fil d’or.

À chaque bouton, la peau rose et blanche de Sati apparaissait un peu plus. L’odeur de cette terre fertile se faisait plus dense ; plus pénétrante et elle effleurait les narines de Hassan. Ses mains tremblaient, s’affolaient de crainte de ne pas arriver à leur but.

Tous les boutons étaient détachés. La robe de mariée tomba sur les genoux de Sati. Hassan enfouit la tête dans le creux de son épaule, promena son visage fraîchement rasé sur sa poitrine. Son souffle brûlant augmenta la fièvre du corps de Sati. Voilà bien longtemps qu’elle avait oublié les paroles d’Iraz…

Elle agissait désormais selon son instinct. Elle se laissa glisser. Les bras vigoureux de Hassan la saisirent et la soulevèrent. Sa robe jonchait le sol. Partagée entre la honte d’être nue et la joie qui montait en elle, elle se débattit un instant dans la lumière de la bûche puis s’allongea sur le lit.

Hassan retira, ou plutôt, arracha ses vêtements. Il jeta au hasard sa chemise neuve, son gilet, son pantalon. Sa Sati l’attendait, bras tendus…

Lorsqu’ils se rejoignirent sous la couverture, Sati serra son mari de toute la force de ses bras. Se rappelant tout à coup les paroles d’Iraz, elle se blottit toute chaude contre lui. Comme Iraz le lui avait dit. « Blottis-toi contre ton mari… Le reste, c’est son affaire… Ilyas lui a tout raconté en détail. Il est au courant. Il fera le nécessaire. N’aie pas peur… »

Peur ?…

Sati n’a pas la moindre peur. Au contraire… Elle est aimante… chaude…

Sentant craquer ses os sous le poids de Hassan, elle s’enfonce dans un monde merveilleux dont Iraz ne lui a pas parlé…

Quand, après un dernier éclat, la bûche s’éteint en dégageant une fumée noire, Sati abandonne derrière elle la jeune fille amoureuse qu’elle était. Aussi apaisée qu’une terre ensemencée, elle se laisse aller à la douceur d’un profond sommeil. Dans la lumière qui se meurt, les yeux de Hassan s’arrêtent sur la trace de sang qui marque le drap. Luttant contre l’envie de dormir, il se lève, enfile son pantalon, s’empare du fusil qui est appuyé au fond de la niche creusée dans le mur et, d’un pas ferme, se dirige vers la porte.

*

**

Contemplant les ténèbres de plus en plus épaisses de la nuit, Ilyas faisait les cent pas autour de la maison afin d’empêcher quiconque d’approcher. C’était le devoir du saditch[30]. Il était chargé de protéger les nouveaux mariés. Il attendait. Juste comme il se trouvait derrière la maison, un coup de fusil déchira le ciel des Rochers. Portant la main à son pistolet, il répondit à cette détonation.

Sati remua dans son sommeil. Elle se retourna sur sa couche.

Les habitants du village des Rochers soulevèrent la tête qui était sur leur oreiller. « Hassan a fait ce qu’il avait à faire », pensèrent-ils dans un demi-sommeil. « Sati est une femme, maintenant… »

Le silence enveloppa de nouveau la campagne.

Au loin, juste au-dessus de la forêt, brilla un fin croissant de lune.

Les étoiles firent des clins d’œil à la nuit…

Heureux et fier, Ilyas se redressa et s’éloigna en traînant les pieds sur la terre ferme.

Hassan referma la porte, posa l’arme à sa place, tire sur lui la couverture et céda au sommeil…

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Chapitre 4

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