Chapitre 16

Lorsqu’il entra en ville, les rideaux de fer n’étaient pas encore levés. Pourtant les artisans ouvraient toujours leur atelier avant le lever du jour. L’atmosphère de la ville ne lui dit rien de bon. Elle offrait un aspect désolant. On y sentait un certain manque d’entrain.

« Quelqu’un a déjà dû leur annoncer la mort de Hadji Moussa et ils portent son deuil, pensa-t-il. Mais non ! Personne d’autre que moi ne peut être au courant. Je suis passé par le chemin le plus court et n’ai rencontré âme qui vive.

Dans ce cas, quelque autre personnalité à dû mourir. Un bey, un cheik ou un savant. De toute façon, la raison doit être importante pour que l’atmosphère soit si lourde ! »

Il arriva au centre de la ville.

Là aussi, c’était la même chose.

Des yeux vides, des regards méfiants dévisageaient les passants de la tête aux pieds et semaient la crainte dans les cœurs.

Juste comme il se demandait s’il devait aller à la police, il passa devant l’atelier du Rétameur. Le Rétameur était un de ses amis. Ils s’entendaient bien tous les deux. Cela faisait plusieurs années que les villageois installaient leur campement près de ses vignes et qu’ils buvaient l’eau de son puits. S’il lui racontait la nouvelle, Le Rétameur ferait certainement le nécessaire.

Il attacha la longe de son âne à l’un des anneaux fixés dans le tronc de l’acacia qui se trouvait devant la porte. À force de servir, ces anneaux étaient devenus luisants. Le Rétameur devait être là. C’était pour ainsi dire le seul atelier ouvert de toute la ville.

Il franchit le seuil. Tête penchée, Le Rétameur semblait somnoler.

— La paix soit avec toi !

— Et avec toi aussi… répondit le Rétameur d’une voix rauque, tout en posant la main sur sa poitrine en signe de respect. Ali resta interdit. Ne sachant que faire de ses mains, il les promena sur son ventre, les glissa sous sa ceinture pour les ressortir aussitôt. Il avala sa salive. Trouvant finalement une place dans un coin, il s’y accroupit et dévisagea longuement son ami.

— Que se passe-t-il, agha ? Te voilà bien pensif !

Le Rétameur releva la tête. Une lueur d’hostilité brillait dans ses yeux, mais lorsqu’il reconnut Ali, son visage changea d’expression. Il s’éclaira et reprit des couleurs.

— Vous n’avez pas l’air au courant, vous autres !

— Au courant de quoi ?

— Des Grecs…

— Des Grecs ? Qu’est-ce qui leur est arrivé, aux Grecs ?

Il se passait quelque chose d’anormal. Il voulait apprendre au plus vite ce dont il s’agissait, mais devait d’abord avertir Le Rétameur de ce qui était arrivé.

— Agha… Nous ne sommes peut-être pas au courant de ce qui se passe chez les Grecs, par contre nous savons ce qui s’est passé chez défunt Hadji Moussa… »

— Que dis-tu ? Défunt Hadji Moussa ?

— Eh oui ! On lui a broyé la tête sous la meule de son moulin et on a noyé quelqu’un d’autre en bas, près de la roue. Je n’ai pas reconnu de qui il s’agissait. C’était quelqu’un de brun et fort. L’eau du moulin lui a coulé dessus jusqu’à mon arrivée.

— Ce n’était pas un jeune homme avec des moustaches en pointes ?

— Si, c’est ça ! Mais lorsque je l’ai vu, elles n’étaient plus en pointes.

— C’est Osman, l’apprenti de Hadji Moussa. Alors comme ça, ils les ont tués tous les deux… Que la miséricorde divine soit avec eux. Les pauvres !

Voilà tout ce qu’il trouvait à dire ! Ce qu’ils étaient devenus insensibles, ces citadins ! En temps ordinaire, si on lui avait raconté une chose pareille, Le Rétameur aurait ameuté ses voisins et tout le monde aurait pris le chemin du moulin. La mort ne lui faisait plus ni chaud ni froid. Il s’en fichait.

Il fit le geste de se lever.

— Qui faut-il avertir, agha ?

— Je vais m’en occuper. Toi, reste ici.

Le Rétameur se leva lentement et sortit de l’atelier.

En attendant, Ali roula une cigarette. Le Rétameur revint, accompagné d’un gendarme.

— On te demande à la gendarmerie. Allons-y ensemble, si tu veux.

— D’accord. Cela vaut mieux.

Ils arrivèrent à la gendarmerie. Le commandant les fit entrer dans son bureau meublé en tout et pour tout d’un fauteuil en bois, d’une table cassée et de chaises bancales. Le Rétameur et Ali le Boiteux restèrent debout. Le commandant s’enfonça dans son fauteuil.

Ali décrivit minutieusement tout ce dont il avait été témoin.

Le commandant l’écouta, les sourcils froncés.

— Ont-ils trouvé ce qu’ils cherchaient ? Demanda-t-il enfin.

— Je ne pense pas. Mais ils ont tout mis à sac.

— À ton avis, que voulaient-ils ?

— Ma foi, je n’en sais rien.

Le Rétameur intervint.

— En ville, le moulin était connu comme un repaire de brigands et Hadji Moussa comme quelqu’un de très riche. Ils cherchaient sans doute des pièces d’or.

— C’était un nid de brigands, dis-tu ?

— Oui. Hadji était un ancien zeybek. Il avait fait partie de la bande de Tchakirdjali Ahmet Éfè.

— C’est ce que nous avons toujours entendu dire aussi, renchérit Ali. Hadji était un camarade de notre oncle Sullu. Pendant la guerre de Russie, ils avaient combattu ensemble sous les ordres de Gazi Osman Pacha. C’était, paraît-il, quelqu’un d’intrépide. Du genre à faire reculer une armée à lui tout seul, comme on dit…

Le commandant les dévisagea l’un après l’autre.

— C’est vrai, il était très courageux, Dieu lui pardonne ses péchés. On ne sait jamais avec ces gens-là ! Ils vont à la guerre, accomplissent des prouesses innombrables et à leur retour, qu’est-ce qu’on voit ? Ils se font brigands ! À croire que ce ne sont pas les mêmes qui ont risqué leur vie pour leur pays. Savez-vous pourquoi il avait renoncé au brigandage ?

— Lorsque Tchakirdjali Ahmet Éfè devint commandant de gendarmerie[35], Hadji lui demanda la permission de se retirer, prétendant qu’il se faisait vieux. Par la suite, le fils de Tchakirdjali, Tchakirdji Mehmet Éfè, lui fit dire à plusieurs reprises de venir le rejoindre, mais il refusa, disant chaque fois, « Je me trouve bien comme je suis. Je ne pourrais plus me réhabituer au maquis. J’ai fait mon temps. C’est votre tour. Les portes de mon moulin vous sont ouvertes, mais moi, je suis trop vieux pour le brigandage. Mes jambes ont perdu leur agilité, et mes yeux ne sont plus aussi perçants qu’autrefois. Je ne vise plus avec autant d’exactitude… »

Le commandant ordonna aux gendarmes de se rendre au moulin pour y faire un constat, puis s’adressant à Ali, dit tout simplement :

— Merci de nous avoir prévenus. Mais si Le Rétameur ne m’avait pas parlé de toi, je t’aurais fait arrêter. Tu serais resté en prison jusqu’à ce que la situation soit éclaircie. Remercie le ciel qu’il m’ait expliqué quel genre d’homme tu étais.

— Le Rétameur me connaît bien, mon commandant. Il sait que je considérais Hadji comme un parent. Le compagnon de l’oncle Sullu était aussi le mien. Il ne me serait jamais venu à l’esprit de lui faire du mal.

Dans la rue, il ne put s’empêcher de faire part de ses impressions au Rétameur.

— Ce qu’ils peuvent être indifférents, ces gendarmes ! T’as vu ? Il n’a pas sourcillé ! Pourtant, avec tout ce que je lui ai raconté…

— Nous sommes blasés, nous, le Boiteux. C’est devenu si fréquent, ce genre d’évènements… Et pas seulement en montagne, si tu savais tout ce qui se passe en ville !

— Tu m’en diras tant ! Ça va si mal ?

— Et comment ! Ça dépasse tout ce qu’on peut imaginer.

— Raconte, agha, je t’en prie. Voilà près d’un an que nous vivons coupés du monde. Nous ne savons rien. Mets-moi au courant.

— Tu connais Hassan Husseïn ?

— Lequel ?

— Notre voisin dans les vignes. Le cordonnier…

— Oui, et alors ?

— Eh bien, lui aussi on l’a étranglé dans son lit.

— Dans son lit ? Et personne n’a rien vu ni entendu ?

— Bien sûr que si ! Les voisins se sont levés, mais personne n’a rien osé dire.

— Les citadins sont donc si froussards ? Ne te vexe pas. Je ne trouve rien d’autre à dire.

— Tu as raison, Ali. Entièrement raison. Mais les citadins aussi, tu sais. Il n’y a plus ni lois ni traditions qui tiennent. Au dire des voisins, ce serait le fils de Rachid Hodja, Salih Efendi, qui l’aurait étouffé.

— Pas possible ! Les honnêtes gens font donc des mauvais coups en pleine ville ?

— Ils se gênent, pardi !… C’est peut-être lui aussi qui a tué ton meunier.

— Comment ça s’est passé ?

— Quoi ?

— L’assassinat du cordonnier.

— Ils ont fait une descente chez lui en pleine nuit. Le brave homme dormait à poings fermés dans les bras de sa femme. Les agresseurs pensaient sans doute qu’il avait des sous. Ce qui n’était pas tout à fait faux, d’ailleurs. Il paraît que sa femme portait plusieurs rangées de pièces d’or autour du cou. Ils avaient probablement l’intention de s’en emparer. Ils ont commencé par saisir l’homme à la gorge et l’ont étouffé. La femme s’est réveillée et voyant que ça chauffait, elle a glissé en cachette les pièces d’or dans son chalvar, puis elle a commencé à crier et à supplier Salih Efendi de l’épargner. Elle l’avait reconnu. Ses cris ont réveillé les voisins. Mais Salih Efendi était armé. Personne n’a osé bouger le petit doigt. Que veux-tu ! Chacun tient à sa peau ou plutôt, chacun pense que le serpent qui ne le pique pas, peut vivre des centaines d’années. Lorsque le type a compris qu’elle l’avait reconnu, il l’a étouffée aussi. Le matin, on a retrouvé les deux cadavres.

— Il a réussi à s’emparer des pièces d’or ?

— Non, on les a retrouvées au moment de laver le corps de la femme. Ces pièces qui avaient coûté la vie à deux personnes, ont roulé sur la table en tintant !

— Les salauds…

— Tu l’as dit… Les gens sont devenus impitoyables. Ils tuent pour un oui pour un non. Tout va mal. Et les Grecs ne pourront rien arranger non plus…

— Qu’est-ce que les Grecs ont à voir là-dedans, agha ? Tout à l’heure, quand je suis entré, tu as commencé à me raconter quelque chose, mais je t’ai interrompu pour te parler du meunier. Continue donc…

Ils étaient presque arrivés à l’atelier. « Entendu, mais buvons d’abord un café, » répondit le Rétameur.

Il commanda les cafés en passant.

Il avait beau être de nature gaie, dès qu’il était question des Grecs, il changeait d’expression, son visage s’assombrissait, ses yeux étincelaient et sa tête se redressait d’elle-même. Il s’assit à sa place habituelle. Ali s’accroupit dans un coin.

— Hier, des troupes grecques ont débarqué à Izmir. Et le padicha a publié un communiqué. M’en parle pas, Ali ! C’est à en pleurer ! Si tu savais tout ce que dit notre maître, le propriétaire de tous ces biens ! Il parle d’apitoyer les vainqueurs, on dit que, dorénavant, ce sont eux qui penseront à notre place. Et ce n’est pas tout ! Il nous demande de nous incliner devant cette situation. Mais les Grecs continuent leur marche. Les voilà déjà à Nif et à Ourla et on dit qu’un bateau rempli de soldats attend devant Kouchadassi. Les Roums battent des mains, bien entendu. Lève la tête et regarde de ta place ! La plupart de leurs ateliers sont fermés. Il paraît qu’ils n’ouvriront pas avant d’avoir hissé le drapeau grec. Ils ont formé secrètement des bandes destinées à soutenir l’armée grecque. Et pendant ce temps-là, nous autres, on s’égorge. On court après de l’or. Dés que l’on entend dire que quelqu’un en a, on le retrouve mort le lendemain matin.

— Et si c’était les bandes roumes qui faisaient tous ces coups ?

— Non, les Roums n’y sont pour rien. Ce qu’ils veulent, eux, c’est la terre, le Boiteux. Voilà ce qui les préoccupe, tu comprends ?

— Soit. Mais les habitants d’Izmir n’ont-ils pas protesté quand les Grecs ont débarqué ?

— Si, mais la victoire est aux audacieux. Avant le débarquement, les habitants d’Izmir ont organisé un meeting dans le Cimetière Juif. Un meeting de protestation contre l’annexion d’Izmir à la Grèce. « Nous ne voulons pas des Grecs » ont-ils dit. Tu parles ! Personne ne les a écoutés. Actuellement, ce sont les armes qui décident. Le meeting a pris fin vers le milieu de la nuit et à l’aube, les evzones occupaient Kordonboyou[36]. Les Roums, les juifs et les Arméniens ont lancé des fleurs à l’étranger. Ils ont étendu des tapis sous leurs pieds. Il y avait un air de fête sur tout le quai. Des femmes grecques, à moitié nues, se pendaient au cou des soldats et les embrassaient en plein sur la bouche. Elles les appelaient « les soldats de la libération » et dansaient de joie. Les nôtres se tenaient cois. Un nommé Hassan Tahsin Bey est arrivé ! Un journaliste, paraît-il. Quelqu’un de courageux. Voyant que personne ne levait le petit doigt, il a tiré en plein sur un Grec, disant : « Voilà ce que j’en fais des evzones, moi » On l’a mis en miettes, le pauvre ! Tu vois ce qu’on fait d’un homme qui tire sur un étranger dans son propre pays. Ensuite, les soldats grecs ont encerclé le colonel Suleyman Fethi Bey et lui ont ordonné de crier « Zito Venizelos »[37]. Il a refusé. Comment veux-tu qu’un soldat habitué à crier « vive le padicha » accepte d’acclamer un chef giaour ? Comme il résistait, il lui ont tiré une balle dans la tête et enfoncé leur baïonnette dans le ventre. Après, ils ont descendu le drapeau turc qui flottait sur l’Hôtel de Ville et l’ont remplacé par le leur. Or le communiqué du padicha ne parlait pas de tout cela. Il précisait seulement ceci : « Selon les décisions prises à la Conférence de Paris, les points stratégiques d’Izmir seront occupés par les Puissances Alliées. Le gouvernement a fait tout son possible pour protéger les droits de son État et de son peuple. Celui-ci doit accepter la situation telle qu’elle est, sans protester ni perdre sa dignité ! » Tu te rends compte ! Ils ont débarqué ivres morts sur nos terres, ont massacré la population et tout ça pourquoi ? Parce que les Puissances Alliées en ont décidé ainsi… Mais enfin, pour autant que je sache, il faut se battre pour conquérir une terre ! C’est comme cela que nous avons conquis les nôtres pendant dix siècles. Nous devrions les rendre de la même façon, non ? Eh bien, pas du tout ! Les giaours se sont réunis je ne sais où et ils ont décidé que de là à là, c’était aux Grecs. On aura tout vu… Et ils sont d’une sauvagerie ! Ils tuent n’importe qui. Tu sais ce qu’ils ont fait ? Tu sais ce qu’ils ont fait, dès leur débarquement ?

Le Rétameur avait les yeux voilés de larmes. Sa voix était rauque. Il était sur le point de pleurer. Tout son être se révoltait. Quant à Ali le Boiteux, prostré dans son coin, il écoutait le récit en retenant sa respiration. Il n’aurait jamais imaginé un tel malheur.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait ?

— Excités par les femmes grecques, ils ont envahi les quartiers turcs et ont violé nos femmes et nos filles. Ils sont montés sur celles que nous n’osons même pas regarder et ont assouvi leurs instincts. Celles qui leur résistaient, ils les ont éventrées, agha ! « L’Anatolie est à nous, criaient-ils, nous ne reculerons pas. En avant ! »

— Je croyais qu’ils ne devaient prendre qu’Izmir…

— C’est ce qu’ils disaient. Mais ils s’appuient sur les Anglais, les Français et les Américains, et ils foncent. Ne t’étonne pas de les voir arriver jusqu’ici, car ils considèrent qu’Alachèhir leur appartient. Pourquoi ? Parce que Kourchounlou Han a été construit du temps de leurs ancêtres. De même pour les ruines qui se trouvent en face de la mosquée de Yildirim Bayazid. Tu vois où c’est, n’est-ce pas ? Il ne reste pas grand-chose, mais on peut y voir encore des représentations de Marie. Il paraît que ce sont les ruines d’une église construite par un de leurs prêtres. Un nommé Saint-Jean, je crois bien. Il aurait parcouru toute l’Anatolie, faisant construire sept églises. L’installation des Roums sur nos terres date de la même époque.

— Ça va mal, agha… très mal…

— Ce n’est rien de le dire ! On ne peut rien imaginer de pire… Réfléchis !…

Mais Ali n’arrivait pas à réfléchir. Il était sidéré. D’ailleurs, comment aurait-il pu réfléchir quand les citadins eux-mêmes n’en étaient plus capables ? Il se contentait de cligner des yeux et de regarder Le Rétameur qui baissait la tête…

Quelque chose bougea devant la porte. Ali regarda sans réaliser ce que c’était. Tout ce qu’il avait vu et entendu depuis la veille lui avait ôté sa faculté de compréhension.

Sâtli Hodja entra dans l’atelier. Les pans de sa robe d’une propreté irréprochable étaient remontés à la taille et sa barbe grisonnante luisait d’un imperceptible éclat.

Il regarda autour de lui et les salua. Ne recevant aucune réponse, il renouvela son salut d’une voix plus forte. Ils sursautèrent. Ali se leva d’un bond et se tint debout, mains jointes sur le ventre. C’est alors seulement qu’il sentit que sa jambe boiteuse était ankylosée. Ne pouvant s’y appuyer, il la laissa aller de côté, comme si elle ne faisait plus partie de son corps. Le Rétameur releva la tête en plissant le front.

— Sois le bienvenu, hodja !

— Quelles sont les nouvelles ?

— Ça va mal, et des deux côtés à la fois. À l’intérieur et à l’extérieur.

— Que veux-tu dire ?

— Ali le Boiteux vient de nous avertir que l’on a retrouvé le meunier Hadji Moussa, la tête broyée.

— Il est mort ?

Ali ne peut s’empêcher d’intervenir. Le hodja n’avait pas l’air de se rendre compte de ce qu’il disait ! Comme si quelqu’un à qui on avait broyé la tête pouvait être encore vivant !

— Oui, hodja. Il est mort.

— Dieu lui pardonne ses fautes. C’était un homme très bon…

Ali ne s’offusquait plus. Après tout ce qu’on lui avait raconté, il n’en voulait plus aux citadins d’accueillir la mort avec autant de désinvolture. Mais puisqu’ils se plaignaient tant, n’allaient-ils pas se décider à faire quelque chose, à agir ? « Ils sont perdus. Tous perdus, se dit-il intérieurement. S’ils en sont à égorger leur voisin dès qu’ils apprennent qu’il a de l’or, il n’y a plus rien à tirer d’eux. »

Après un profond silence, le Rétameur raconta tout ce qu’il avait appris au hodja. « Cela, je le sais déjà, répondit ce dernier. Il n’y a rien de nouveau ? »

Ali n’avait qu’une idée, courir avertir ses villageois et leur recommander de ne pas bouger. Ni les routes, ni la plaine n’étaient sûres. Si les Grecs avaient pris Izmir et Nif en un jour, ils n’allaient pas tarder à arriver dans le coin. Ils seraient peut-être même déjà là le lendemain et ses villageois risquaient de perdre leur honneur. Il fallait empêcher cela à tout prix. Ses villageois pouvaient à la rigueur se passer de manger, mais ils ne pouvaient pas vivre sans honneur.

Le gendarme revint. Le commandant voulait se rendre au moulin avec Ali. Comme c’était lui qui avait découvert le corps, il devait raconter encore une fois ce qu’il avait vu. Le constat serait dressé en conséquence.

Ali se leva et les guida jusqu’au moulin.

 


[1] Sœur aînée : Ce terme n’exprime pas une véritable parenté. Les Turcs, suivant leur âge, appellent sœur aînée, tante, grand-mère ou bien frère aîné, oncle, grand-père, etc. les personnes plus âgées qu’eux.

[2] Agha : Seigneur du village. Peut être aussi un terme de respect ou de flatterie.

[3] Bozdag : Chaîne de montagnes qui s’étend dans la région égéenne de la Turquie.

[4] Les yeuruks : Tribus nomades turques.

[5] Deuven : Large planche garnie par en dessus de pierres pointues. C’est avec le deuven que les paysans turcs battent le blé.

[6] Mâni : Petit poème en vers que l’on invente spontanément et que l’on chante sur un ton monotone.

[7] Boslak/Kotchalama : Chants populaires turcs.

[8] Djinn : Esprit malfaisant auquel croit le peuple.

[9] Tarhana : Mélange de tomates, d’oignons, de lait, de yogourt, etc… que les paysannes font sécher au soleil en été et dont elles se servent comme potage tout prêt en hiver.

[10] Aïran : Boisson salée faite avec du lait de brebis ou de chèvre mélangé d’eau.

[11] Pir Sultan … Hourchit : Poètes populaires turcs ayant vécu entre les XIII° et XIX° siècles.

[12] Saz : Sorte de guitare à long manche et à petite caisse.

[13] Elif : Bien-aimée de Karadjaoglan, poète populaire turc.

[14] Kilim : Sorte de tapis aux couleurs très vives tissés par les paysannes. Ceux du bourg de Karahal sont particulièrement célèbres.

[15] Giaour : Terme méprisant par lequel les paysans turcs désignent parfois les chrétiens.

[16] Roum : Nom donné aux Grecs installés en Anatolie.

[17] Bazlama : Sorte de pain rond et mince que les paysans turcs font cuire sur une plaque de tôle.

[18] Éfè : a) Terme de respect à l’égard des hommes dans la région égéenne de la Turquie. b) Chef de bandits de grand chemin.

[19] Fatiha : Premier verset du Coran.

[20] Zeybek : a) Danse folklorique de la région égéenne. b) Bandit de grand chemin

[21] Zourna : Instrument à vent.

[22] Puryan : Mouton rôti à la broche

[23] Gueuvètch : Viande cuite dans une marmite en terre.

[24] Kéchkék : Gruaux de blé bouillis avec de la viande d’agneau coupée en petits morceaux.

[25] Beurèk : Sorte de pâté en croûte qui peut être fourré de viande ou de fromage.

[26] Baklava : Douceurs turques.

[27] Yengué : Femme chargée d’instruire la jeune mariée sur ce qui doit se passer la nuit de noces.

[28] Pièce d’or : Dans les mariages traditionnels musulmans, l’homme doit donner une certaine somme d’argent à la femme afin de garantir son avenir en cas de divorce.

[29] Elif … Yousouf : Couples légendaires de la littérature populaire turque qui n’ont jamais pu se rejoindre.

[30] Saditch : Homme chargé d’instruire le jeune marié sur ce qu’il doit faire durant la nuit de noces.

[31] Fête de Kourban : Fête pendant laquelle on sacrifie des moutons en souvenir d’Abraham et de son fils. La viande est distribuée aux pauvres.

[32] Boulgour : Grains de blé bouillis et concassés. Un des éléments essentiels de la nourriture du paysan turc.

[33] Pleven : Ville située en Bulgarie.

[34] Kiblé : Direction de la Mecque

[35] Commandant de Gendarmerie : Lorsque le gouvernement turc ne pouvait venir à bout d’un brigand, il le nommait commandant de gendarmerie, le chargeait de maintenir l’ordre dans toute une région. Le brigand renonçait alors au maquis.

[36] Kordonboyou : Avenue d’Izmir longeant la mer.

[37] Zito Venizelos : Signifie en grec : Vive Venizelos.

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